Danseur et psychanalyste. Le corps parlant et la danse

Conversation entre Dominique Holvoet et Foofwa d’Imobilité1, 23 décembre 2021.

Merci à vous deux, le psychanalyste et le danseur, d’avoir accepté, un 23 décembre, de répondre à quelques questions sur ce qui est pour vous le chemin d’une vie. L’occasion m’en a été inspirée par les témoignages d’AE de Dominique Holvoet, et par le projet ambitieux de Foofwa de chorégraphier en 2022 L’après-midi d’un faune, à l’envers de Nijinsky, sujet précisément dont Dominique Holvoet a parlé lors des journées de l’ECF sur la Norme mâle.

Violaine Clément : Qu’est-ce qui vous a fait devenir l’un psychanalyste, l’autre artiste ?

Dominique Holvoet : Ce qui est essentiel pour moi, c’est que le passage par la danse fut une nécessité quasi vitale afin de s’extraire d’une enfance pas simple. Pendant des années la danse fut ma source et ma ressource, qui m’a permis de supporter le reste. Il n’y avait que la danse. Bien sûr, je n’avais que 13-14 ans, je continuais à aller à l’école mais c’est l’appui sur la danse qui m’a permis de continuer à étudier, à me donner le goût du savoir. Néanmoins, pour moi, la danse n’a pas suffi, parce que je ne sais pas comment le formuler, mais j’ai le sentiment de ne pas avoir réussi à attraper l’être de l’artiste. J’ai travaillé beaucoup pour être un bon danseur, mais avec un plafond de verre en quelque sorte, pour pouvoir se lancer à corps perdu dans la danse comme un art. Il a fallu à un moment donné trouver un autre appui, et je l’ai trouvé en allant rencontrer un analyste. Le premier parcours en analyse m’a fait progressivement sortir de la danse, qui avait perdu la fonction de traitement du traumatisme qu’elle avait eue jusque-là. L’analyse a pris le relais de ce qui m’avait amené à la danse. L’analyse produisant un apaisement des symptômes par une mise au travail de l’inconscient, la danse a perdu sa nécessité impérieuse. Ainsi, un peu après 30 ans, j’ai totalement arrêté la danse, tout en continuant à danser dans ma tête. Ça danse d’ailleurs toujours dans ma tête, mais je n’ai plus eu à l’écrire avec mon corps ou disons je l’écris autrement.

V.C. : C’est très bien dit, je trouve. Et pour Foofwa ? Toi, tu as réussi à attraper ce statut d’artiste. On dit avec Lacan que l’artiste précède le psychanalyste. Qu’est-ce qui fait que toi, tu as pu continuer ?

Foofwa d’Imobilité : J’aimerais juste revenir sur le terme traumatisme que tu as utilisé. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé pour toi. Je fais un lien avec mon père, qui était danseur étoile, et qui, quelques temps après avoir été nommé danseur étoile, a eu un accident, un problème de ménisque, de hernie, qui l’a arrêté. Ma mère avait eu un rapport à la danse plutôt glorieux. Mon père avait un rapport presque glorieux, mais avec ce traumatisme, lui qui n’avait pas eu un rapport très fort à l’école, il insistait, il me prévenait que le métier de danseur, le fait que je puisse faire ça de plus en plus sérieusement, il n’y avait pas que ça. Faire des études était donc important, car on ne savait jamais, et qu’il pouvait m’arriver ce qui lui était arrivé, de devoir arrêter une carrière de danseur sur un traumatisme. Je me suis construit à partir de ça, j’imagine, et c’est à huit ans que je me suis décidé à travailler, car je savais que c’était déjà un travail, je pense que j’ai dû faire le pas de dire que pour moi, ce ne serait pas un trauma. J’ai mis de côté cette alarme que mon père avait mise en moi. Ce qui a fait que j’ai décidé de continuer la danse, parce que c’est vrai que ça aurait pu s’arrêter, c’est parce qu’il y avait un sentiment de bonheur pour moi, et que j’étais plus conscient, que les gens me disaient que j’étais bon. C’était un encouragement, mais j’étais aussi très violent avec moi, si je trouvais ou qu’on me disait que c’était mal. Je pouvais même pleurer parce que je disais que je n’étais pas assez bon, pas assez juste, etc… pendant les cours. J’ai su tout de suite qu’il y avait des normes, mais je continuais parce que, quand même, j’étais bon, j’étais premier de classe… J’ai continué par passion, la passion que j’ai ressentie quand j’ai commencé à chorégraphier. Et j’ai cru que c’était simplement, que c’était à 13 ans que j’avais décidé de devenir danseur, mais en fait, j’ai réalisé beaucoup plus tard que ça coïncidait avec mes premiers essais chorégraphiques, où j’imitais des chorégraphies de Balanchine ; je les recréais, donc j’étais créateur. La danse était donc pour moi un moyen de créer, et pas seulement d’être un bon danseur, de faire de beaux mouvements, etc… C’est le tournant, à 13-14 ans, j’ai dit : la danse sera ma vie. Après voilà, advienne que pourra, mais je savais que la danse était pour moi un champ ouvert, qu’il fallait que j’y investisse toutes mes forces, et ça reste, avec toutes les permutations, danseur, chorégraphe, ça reste mon centre d’intérêt, avec toutes les ramifications en rhizome, qui vont parfois bien au-delà de la danse pure.

La notion de bon danseur, que tu as mentionnée, Dominique, pour la danse classique, demande des habiletés dans lesquelles on peut rentrer ou pas. Mais tout le monde peut être danseur.euse, tout le monde a ce rapport à la danse. Ça peut être une décision d’en faire son métier ou pas, d’en faire un statut, professionnel. Mais cette notion de bon danseur est presque inexistante pour moi. Pour moi, tout le monde est bon.ne danseur.euse, à différents niveaux. C’est une question de concentration. Ce chemin pour moi est essentiel, de s’ouvrir à toute revendication de sa personnalité à travers le corps public.

D.H. : Ça me parle très fort, ce que tu amènes : tout le monde est danseur au sens où tout le monde a un corps. Même Lacan qui n’a pas dansé beaucoup parle de la danse. À la fin de sa vie, il paraît qu’il dansait un peu. Il faudrait que je retrouve cette référence. Dans tout son parcours, qui commence par le serrage du corps parlant à partir du langage, il a introduit progressivement le corps, qu’il avait laissé de côté au début de son enseignement, pour lui donner, à la fin, une place centrale, la juste place, avec cette expression de corps parlant. Parce que le corps n’est corps complexifié, humain, qu’en tant que parlant. En effet, je trouve ça très juste de dire qu’au fond nous sommes tous danseurs, parce qu’on a tous un corps, et que ce n’est pas toujours simple de se débrouiller avec.

Sur l’artiste, j’aime bien la notion de concentration. C’est très juste. Ce qui compte, c’est de se concentrer sur quelque chose. Quelle qu’elle soit. Il y en a qui se concentrent sur les feuilles des arbres, il y en a qui se concentrent sur la matière, les psychanalystes se concentrent sur la parole de l’autre et sa pantomime. Il y a cette belle expression de Miller pour parler de l’enfant autiste, qui ne parle pas, mais il y a sa pantomime. Il y a quelque chose d’autre que simplement les mouvements du corps. Quelque chose se dit par la manière dont la gestuelle se déploie. L’idée de concentration, c’est ce que j’ai essayé de faire : je présentais mon parcours comme une rupture entre la danse d’un côté et la psychanalyse de l’autre, mais c’est le même objet, pour moi. C’est une solution de continuité. C’est le même objet, avec une concentration sur un point, d’essayer de toucher ça. Et je considère que j’ai finalement eu beaucoup de chance de pouvoir pratiquer la psychanalyse, car je rencontre tous les jours des gens qui viennent essayer de me dire des choses qu’ils ne s’avoueraient pas à eux-mêmes. Ils produisent quelque chose qui est de l’ordre de ce point de concentration. Je reçois en quelque sorte la production d’objets d’art, bien sûr éphémères, ce ne sont que des paroles. Mais il y a une dimension dans le témoignage de l’analysant, qui est de cet ordre-là. Mais ça ne fait pas œuvre d’art. Chaque chose à sa place.

V.C. : Des choses qu’ils ne s’avoueraient pas fait entendre le savoureux, un rapport au savoir (rires). Il y a, du côté de l’artiste comme de celui du psychanalyste, nécessité de l’autre. Un artiste tout seul, un psychanalyste tout seul… ça fait un peu bizarre ! Vous avez tous deux repris cette idée de tous : tous artistes, tous danseurs, tous fous, tout le monde délire… Mais encore ? Il faut un corps, et il faut du deux. S’il n’y a pas de rapport sexuel, que pouvez-vous dire du partenaire ? Le pas de deux ? Ainsi toi, Foofwa qui reprends à l’envers l’Après-midi d’un faune.

F.d’I. : Si on revient à cette question de Lacan, l’intellectuel du début qui revient au corps, dans l’Après-midi d’un Faune, il y cette critique de la société judéo-chrétienne puritaine. En fait, le Faune montre son animalité, sa sexualité, et ça offusque les nymphes. Dans la pièce, c’est pour moi la dénonciation d’une mentalité cartésienne qui scinde le corps et l’esprit, où le corps, c’est le malin, le danger. Tout ce qui est autour de ce corps, dans la danse, peut être suspect. Avec Mallarmé, il y a déjà le début d’une proposition autre : pourrait-on par l’imaginaire, par la musique, par l’art, rescinder (renouer ?) les deux, dire qu’on est un corps esprit, et qu’on ne peut pas penser sans un corps, qu’on doit faire avec ce corps particulier qu’on a. Violaine, tu m’avais envoyé ce texte de Miller sur Le grand Pan est mort, qui annonçait la fin du paganisme. J’ai envie de me dire que ce qui est intéressant avec cette pièce, c’est de poser la question : peut-on en finir avec le christianisme qui vilifie (qui avilit), qui salit le corps, et qui en a peur. La masturbation, le plaisir solitaire, est encore considéré comme quelque chose de mal, qui peut faire mal. Je trouve ça fou, que se faire du bien, se faire plaisir, soit considéré comme quelque chose de sale. Comme si encore aujourd’hui un dieu nous regardait, nous jugeait coupables, innocents masturbateurs, alors que les banques, la guerre… On devrait être plus tao que cette espèce de culpabilité…

Quant au corps parlant, concept que je ne connais pas ; oui, le corps parle, mais il ne fait pas que parler, il y a toute une zone autre que le langage. On peut bien sûr exprimer beaucoup de choses par le geste, le corps dit des choses, il signifie, mais le langage, c’est le vouloir dire. Il y a des moments où le corps veut communiquer, mais il y a aussi des moments où le corps est, il bouge. Ce n’est pas un langage. Mais un corps sentant, existant, qui pulse, mais qui n’est pas dans le langage. On ne peut pas dire qu’il parle, il est, il agit. Je trouve très important, de mon expérience, les moments où je suis le plus proche de l’écoute, le corps n’est pas dans le langage. Il est très peu dans le désir d’expression langagière. Cette partie-là est énorme.

V.C. : Le corps ne parle pas toujours, mais il jouit. Tu as de fait répondu à ma question sur le partenaire : le seul partenaire qu’on a, c’est le corps. Quand tu dis que tu l’écoutes, ça veut dire que toi, tu l’as, ce corps. Mais il y a des gens qui ne peuvent pas.

F.d’I. : Mais quand je dis que je l’écoute, c’est une image, ce n’est pas un langage. Il n’y a pas de symbole, pas de signifiant, il n’y a que des sensations.

D.H. : Tu rappelais, Violaine, que l’artiste précède le psychanalyste, et Foofwa, qui n’a pas lu tout Lacan, en a quand même une petite idée. Tu insistes sur un point qui a été extrêmement appuyé par Lacan : l’idée qu’il y a le langage, et que le langage, ça passe par des signifiants, et que le corps gestuel, ça n’est pas du langage. Même la musique, on peut se demander si c’est du langage. Pas au sens lacanien. Tout ce que tu disais est extrêmement lacanien. L’expression le corps parlant veut juste dire que s’il n’y a pas de corps, il n’y a pas de parole. Lacan en arrive à ceci, que le langage, ce n’est pas que de la communication, mais c’est aussi un exercice de parole qui, lui-même, est une jouissance. C’est le fait de parler qui fait partie du corps, en tant que le corps se sent, le corps pulse, le corps jouit…. La parole est prise là-dedans. Il y a une partie transmission de symboles, tentative de produire une signification, mais en effet, le corps parlant ne se réduit pas à la dimension du langage, mais est également pris dans tout autre chose. Ramener l’attention sur le partenaire, sur la question de Violaine, qu’un corps, ça se jouit, c’est au fond la conclusion que Lacan trouve à la fin de son enseignement. D’où la question : est-ce qu’on jouit du corps de l’autre ? Dans mes recherches, dans ce que j’ai pu lire jusqu’à aujourd’hui, je pense que la réponse est plutôt négative. On revient dès lors à la question de l’érotisme, de la masturbation, au fait qu’un corps, ça se jouit. Donc on ne jouit pas du corps de l’autre. Ce sont évidemment des notions qui apparaissent comme scandaleuses. Comment dès lors fait-on couple puisqu’il y a une dysharmonie foncière avec le partenaire, sauf à considérer, comme disait Violaine, que le partenaire, c’est son propre corps ? La question de savoir ce qui fait couple, c’est juste, mais c’est fondamental, est-ce que c’est l’amour qui vient nouer quelque chose, ou est-ce que, au niveau de la jouissance, il y a quelque chose qui fait couple ? Je pense que dans ce que la danse m’a apporté, c’était justement de pouvoir exprimer, pas au niveau de la communication, mais de pouvoir sortir quelque chose de ce corps de jouissance avec lequel je ne savais que faire. D’ailleurs, pour l’anecdote, ça, je ne l’ai pas dit aux journées de l’École quand j’ai parlé de Nijinsky, c’est plus intime, j’ai donc reçu le journal de Nijinsky, expurgé de la partie la plus scandaleuse de son contenu, je l’ai reçu comme prix d’encouragement quand j’avais une quinzaine d’années. Je l’ai lu à l’époque mais je ne me souvenais que d’une seule chose dans ce bouquin, alors que je l’ai relu ici, dans sa version non expurgée, et il y a plein d’autres choses. C’est d’ailleurs un document beaucoup plus intéressant sur la partie plus subjective de la folie de Nijinsky, ce qui l’envahit complètement, ce qui le rend profondément malade. Dans son livre, il dit à un moment donné que la fornication est quelque chose qui vient obérer, qui vient abîmer son art. Il effectuait des exercices spirituels ou d’autoflagellation pour essayer de se retenir de toute fornication parce qu’il avait l’idée que ça abîmait son art. J’ai retenu ça de ma lecture, moi adolescent qui découvrais la masturbation et la sexualité… Je me disais : en effet, si je veux être un bon danseur, un bon artiste, il faut faire attention. Ça rejoint ce que disait Foofwa, que quelque chose est diabolisé dans ce qu’est un corps, et comment on l’habite. Toute la question qui nous intéresse, nous les psychanalyses, et les artistes, les danseurs, c’est : en quoi ce corps n’est pas un corps animal. Comment on arrive à faire avec la bestialité, à la réintégrer, du fait qu’on est traversé par le langage, non pas le langage communication, mais le langage qui marque, les mots qui blessent, les mots qui tuent, les mots qui soignent et qui apaisent. Il me semble que la danse met au travail cette question, de savoir comment on fait « pas de deux » avec son corps, qui est vécu en partie comme une étrangeté. Selon Lacan, c’est parce que nous sommes des êtres parlants que notre corps est vécu comme une étrangeté. Ce n’est pas le rapport que l’animal a avec son corps que de le considérer comme une étrangeté. Bien que… mon chat court après sa queue, mais il n’est pas sûr qu’il sache que c’est sa queue (rire).

V.C. : C’est un animal d’hommestique !

D.H. : Oui, c’est très sensible quand on vit avec des animaux domestiques, combien la cause du désir s’inscrit dans l’animal.

F.d’I. : Je me dis que l’expression corps parlant rappelle que nous sommes un corps, et pas seulement un pur esprit. Nous sentons nos pieds.

V.C. : Juste que pour Lacan, nous ne sommes pas un corps, mais nous avons un corps, avec lequel nous ne savons pas toujours quoi faire.

F.d’I. : C’est toujours les deux.

V.C. : Si en anglais, le corps, c’est le cadavre, avoir un corps, c’est le rendre vivant.

D.H. : En effet, tendre vers être un corps… Avoir un corps, on a un corps, c’est le côté corps étranger à nous-même. Mais c’est aller vers l’être, et c’est toute la problématique de l’humain, c’est : comment être ce corps qu’il a, comment l’habiter.

V.C. : On entend justement dans habiter ce jeu de mot qu’a fait Lacan.

D.H. : Absolument !

F.d’I. : Sur la question du partenaire, dans la masturbation, on voit la question du partenaire, du sujet devenant objet, du sujet-objet. Dans mes pratiques, que j’appelle Être ici-présent2des pratiques proches de la danse, où je dis que je ne suis pas le maître, mais que le maître, c’est le propre corps. En essayant d’oublier le côté volontaire, de ce qu’on pense qu’on doit faire, dans la culture de la danse, pour se chauffer, se préparer, je dis que le corps est plus scient qu’on ne le pense, qu’on ne peut pas tout conscientiser, que le corps sait peut-être beaucoup plus que nous là où il y a des dangers, là on peut se faire mal. Le corps sait avec quelle force on doit faire un mouvement, dans quelle position on doit trouver le repos qui permettra de repartir avec l’énergie qui existe et avec laquelle on repartira. Comme si notre corps était le pédagogue. Bien sûr je guide, je donne le cadre, je peux juste dire : là, tu forces beaucoup avec ta tête, et tu n’es pas en train de t’écouter. Mais je pratique aussi, en corps, en même temps qu’eux, avec eux, parce qu’au final, chacun est son propre juge. C’est aussi une grosse différence. Il y a l’idée que le corps serait quelque chose avec quoi dialoguer. Est-ce vraiment aussi scindé ? Est-ce que cela ne reste pas un organisme ?

D.H. : C’est une démarche inverse de celle de la danse classique. L’envers de cette domestication du corps que propose la danse contemporaine, où il faut essayer de trouver les ressources dans le corps sans vouloir tout maîtriser.

F.d’I. : Parce qu’en plus, ça permet, par rapport au traumatisme… comme dans ce projet que j’ai fait pendant trois ans avec 24 jeunes sortant d’école, en utilisant cette pratique comme base de travail, tous les jours, on avait fait le point : dans leur école, tous les jours, il y avait au moins un élève qui était blessé, qui parfois devait aller à l’hôpital, qui avait des blessures, des douleurs, là, sur huit danseur.euses, pendant quatre mois, personne ne s’était fait mal. Et on a poussé le corps, mais avec cette idée d’écouter, et que le corps pourrait dire, avant que ce soit trop tard : attention, là, si tu forces, ça va casser, ou ça va faire mal, ou il y a un cul-de-sac, tu ne peux pas aller plus loin. Et ça, c’est assez intéressant, de se dire qu’on peut être un bon partenaire, interne.

V.C : Un bon thérapeute, si on reprend le sens grec qui nomme ainsi celui qui soignait les dieux. Ce que tu racontes de la manière de traiter avec ton autre est passionnant. J’avais encore deux autres questions, l’une autour de l’écriture (la chorégraphie est-elle une écriture ?), l’autre autour de la politique. Vous vous rencontrez aujourd’hui pour la première fois. Pensez-vous que cette première rencontre pourrait avoir une suite ?

F.d’I. : Absolument pas, mais bien sûr ! (rires) Avec plaisir !

D.H. : Oui, donc Foofwa a répondu. Moi, je suis captivé par la manière dont tu articules les choses. Je ne me sens pas tout à fait à la hauteur de la réflexion. Comment tu es parvenu à organiser les choses par rapport à la danse. Moi, ça a été un parcours un peu différent, puisque c’était sur dix-quinze années. C’était court, mais assez long quand même, et je dois dire que je n’y suis jamais revenu, sinon dans ma passe, au moment de mon témoignage de passe, lorsque, durant les trois ans où j’ai été invité à transmettre ce que mon analyse m’a enseigné. Là, j’ai parlé de mon passage par la danse, mais je ne sais pas très bien pour quelle raison je n’aime pas trop me retourner vers cette période. Peut-être parce que la danse, c’est à la fois ce qui m’a permis de retrouver une nouvelle respiration, à croire un peu en moi et en ce que je faisais, et en même temps, c’est comme une occasion manquée. Ensuite, je suis passé à autre chose, avec ce sentiment de ne pas avoir accompli au niveau de la danse tout ce que je voulais accomplir. Alors je l’ai accompli d’une autre façon. J’ajouterai encore un point, mais je ne suis pas sûr qu’il faille le mettre dans la transcription, parce que ça ne me concerne pas moi, mais mon fils. J’ai toujours été interrogatif par rapport au fait que mon fils, qui a maintenant trente ans, soit devenu musicien, et je me suis dit que, à son insu, il a prolongé le mouvement, en quelque sorte. À mon insu, je lui ai refilé mon truc, que dans notre jargon on appelle notre saloperie, au sens où on a tous un petit objet de jouissance un peu, comment dire, … et que je lui ai refilé ça. Aujourd’hui, il s’oriente plus vers la musique, le théâtre, la radio aussi, vers la parole. Il peut prendre la parole. Parce qu’il y a aussi cette dimension-là, où j’ai aussi essayé de percer, du côté du théâtre, de l’exercice de la parole. J’ai fait deux ou trois spectacles de danse, où il y avait une partie théâtre, quelque chose à dire : on s’avance, et on dit deux trois mots. J’adorais ça, le fait qu’on puisse sortir quelques mots. Et mon fils, qui est altiste, qui joue en quatuor, est celui qui présente les pièces qu’ils vont jouer. C’est un moment que j’apprécie particulièrement, que le publie en général apprécie beaucoup. Parce que la musique, sans qu’on ne dise rien, peut avoir parfois quelque chose d’un peu mortifiant. Il raconte aussi une petite histoire sur ce qui a présidé à la naissance de l’œuvre etc… On voit que par la danse, le théâtre, la psychanalyse, chaque fois qu’on n’y arrive pas du côté de l’art, il y a autre chose qui n’est pas juste de l’ordre d’une communication, mais de la transmission d’un éprouvé qui est produit.

On parle à bâtons rompus, hein …

F.d’I. : Oui, mais c’est ça que je trouve intéressant. On a deux points de vue, il y a des choses qui se recroisent. On n’est pas d’accord, mais c’est fertile de pouvoir en discuter. Je ne connais pas Lacan, mais je suis intéressé à poursuivre, j’apprendrai des choses.

V.C. : Ou plutôt nous…

D.H. : Voilà ! Parce que Lacan a essayé de mettre ça en concepts, il a essayé d’attraper la Chose, Freud l’appelle das Ding, la Chose innommable. On dit toujours que Lacan est illisible. Ce qui fait que c’est difficile à appréhender, c’est que l’objet qu’il tente d’attraper, je pense que c’est le même que ce que cherche l’artiste. C’est pour ça qu’il s’est intéressé à ce point aux artistes, jusqu’à formuler que l’artiste toujours précède le psychanalyste. La quête est la même. L’objet, il ne pourra jamais se dire. Et heureusement ! Et je terminerai en disant que ceux qui combattent la culture, qui combattent l’art, c’est ceux qui tentent d’étouffer ça, qui voudraient nous arracher cet objet, parce qu’ils ont bien l’idée que nous détenons quelque chose de précieux.

En Belgique, hier, il a été décidé à nouveau de fermer la culture, pour des raisons de pandémie, sans aucune justification sanitaire. Et je me dis que les politiques se laissent prendre à leur propre fantasme, à leur propre inconscient, car là ils ne savent pas qu’ils essaient de tuer le vivant dans l’œuf. Pour que le virus ne nous tue pas tous, ils essaient de tuer quelque chose qui est beaucoup plus important pour nous faire vivre que le corps réduit à l’organisme.

Je dis ça avec un peu de révolte : c’est la première fois que je suis révolté à ce point par rapport aux mesures qui sont prises. Hier soir, quand ils ont décidé de fermer les théâtres, les spectacles de danse, les concerts, le cinéma. Tout le reste continue…

V.C. : Cette colère justifiée est vraiment aussi sur la ligne de Foofwa, très engagé lui aussi depuis longtemps. Je vous rappellerai donc, après Bâle, pour Foofwa… Comme le disait Ana Aromi : On a le temps. Et si ça se fait, tant mieux… Je suis déjà bien contente que vous ne m’ayez pas oubliée aujourd’hui, en plus un 23 décembre. Vous êtes de vrais professionnels !

D.H. : (rires) Tu as pensé ça ?

F.d’I : Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma mère3qui est décédée, et qui avait cette formule radicale : Si oui, oui , sinon, non !

(rires)

Tous les trois : Merci d’avoir permis cette rencontre !

Notes :

  1. « Le temps que ça doit prendre… pour devenir danseur.euse ». (ASREEP Blog)
  2. Compagnie Neopost Foofwa.
  3. « Beatriz Consuelo, une vie pour la danse », Le Temps.