La joie de l’École Une

Conversation du 28 novembre 2020, en remplacement de la venue à Lausanne de Paola Bolgiani, AME, pour un brunch clinique1 qui aurait eu pour titre : Le corps dans notre clinique, par Violaine Clément.

Paola Bolgiani a fait le choix de parler en français.

Violaine Clément : Vous auriez dû être aujourd’hui avec nous à Lausanne, nous serions en train de travailler ensemble, avec plaisir. Qu’est-ce que ça vous fait, à vous, ce trou que représentent ces rencontres impossibles ?

Paola Bolgiani : J’ai une expérience un peu particulière. Parce que pendant tout ces mois, depuis février, j’ai toujours travaillé, en présence, parce que je travaille dans une institution résidentielle pour enfants et jeunes adultes, alors j’ai beaucoup plus travaillé, de février à mai, en présence, et en même temps, j’ai continué à travailler en cabinet, car ici, on a pu décider de recevoir les gens, s’ils voulaient venir. Bien sûr, il y en a eu beaucoup qui n’ont pas voulu venir au cabinet, qui restaient chez eux. La chose qui a manqué, c’était en effet les rencontres avec les collègues, dans la ville, la région, en Italie et aussi à l’étranger, avec les collègues étrangers aussi. Ça c’est quelque chose qui a fait un trou pour moi, parce que c’est vrai qu’on ne peut pas – c’est une expérience qu’on ressent – on ne peut pas travailler au niveau clinique sans le travail d’élaboration, de lecture, de discussions avec les collègues. Alors, dans l’institution, on a continué à travailler ensemble, à travailler avec les collègues, mais c’est au niveau de l’École, du groupe de la ville, et au niveau de l’École Une, que ça a vraiment manqué. Et c’est quelque chose qui a fait un effet de perdre un peu des références, ainsi pour moi, par exemple, de ne pas pouvoir continuer les entretiens de contrôle, que je fais régulièrement à l’étranger. J’ai décidé, avec le contrôleur, de ne pas continuer par zoom, par les moyens techniques, parce que pour moi, je ne savais pas ce que je faisais. Alors, j’ai demandé à un collègue italien d’une autre région, j’ai fait une rencontre, et après, on a eu l’impossibilité de voyager entre les régions ! C’est vraiment quelque chose qui a des effets.

VC : On pourrait dire que c’est une façon de réinventer la psychanalyse, dans un premier temps, d’aller si loin, et là, on peut essayer d’aller à côté, que vous n’auriez pas eu cette idée, assez inventive, de demander à un collègue….

PB : C’était indispensable pour moi de rencontrer en corps quelqu’un pour parler de ma pratique, comme on fait dans un contrôle. C’est vrai qu’on doit réinventer les choses, ça, c’est le mot clé de la situation. Réinventer, ce n’est pas toujours très facile, pour moi.

VC : Bon, si c’était facile, est-ce qu’on aurait besoin de la psychanalyse ?

PB : (rires) Oui, bien sûr !

VC : J’ai le sentiment, et c’est pour ça que je me tourne vers vous, l’École italienne, que chez vous, et je ne sais pas pourquoi, c’est très vivant. Il y a quelque chose qui chez vous est accoutumé à cette invention, comme si vous n’étiez pas implantés depuis très longtemps, comme si ce n’était pas le Colisée, le Parthénon ou l’Acropole, mais quelque chose de toujours précaire, à reconstruire. Y a-t-il quelque chose de ça ?

PB : Oui, d’une certaine façon, c’est comme ça, et je pense que c’est quelque chose qu’il faut maintenir comme ça, parce que c’est vrai que, comme École, et comme lien, mais aussi comme travail dans les différentes institutions cliniques, ici, les institutions d’enseignement et tout ça, c’est vrai qu’on n’a pas une histoire très longue. Mais c’est vrai aussi que ça n’est pas une garantie, parce que toutes les institutions tendent, je pense, à s’arrêter un peu, à devenir bureaucratiques, et alors il faut vraiment maintenir cette dimension de précarité. Je pense que c’est vrai pour tous les liens, dans sa propre vie aussi…

VC : C’est ça, je ne sais pas qui a dit que toute institution vise la mort du désir qui l’a fait naître. Jacques-Alain Miller disait à propos de l’Italie que la loi Ossicini était la meilleure chose qui soit arrivée, parce que ça oblige les psychanalystes à se déclarer, et à dire quelque chose de ce qu’ils font. En même temps, c’est dommage qu’il faille attendre un coup de pied de l’Autre, qui peut aussi mener à des dérives, certains en faisant leur beurre. L’École italienne vivante grâce à cette précarité qu’il faut soutenir, c’est très précieux.

Vous avez ainsi vécu ce Covid sans que ça transforme complètement votre existence personnelle, à part les contrôles.

PB : Oui, sur le plan pratique, si je peux dire comme ça. C’est intéressant pour moi de réfléchir sur ce qui est arrivé dans l’institution clinique que je dirige, parce que c’était vraiment un moment très compliqué, entre les différents discours. Nous avons fait l’expérience que c’est vrai que la psychanalyse ne peut exister que dans un état de droit. Parce qu’on fait l’expérience, d’un moment à l’autre, d’un passage très rapide de l’état de droit à un état d’exception. Il devenait, dans certains cas, impossible de nouer les discours singuliers, le discours médical et le discours clinique. Je vous donne un petit exemple. Nous avions dans l’institution une jeune fille qui parfois sort de l’institution pour fuir, elle fuguait. On savait, sur le plan clinique, qu’il ne faudrait pas lui courir après pour la ramener. Mais on ne pouvait pas la laisser faire, parce qu’on savait que la police était là, à l’extérieur, qui contrôlait les rues et nous appelait. Sur le plan médical aussi, c’était très compliqué que quelqu’un aille dans la rue, on ne savait pas ce qui pouvait se passer. C’était vraiment une impossibilité, dans ce moment très compliqué, de faire ce nouage. Parce que c’est bien un nouage qu’il faut faire, ce n’est pas qu’un discours doive l’emporter sur l’autre. Comment faire ce nouage alors que l’état de droit était suspendu ? Maintenant, dans la deuxième vague, c’est un peu différent, mais dans la première vague, c’était vraiment très fort, et ça a eu des effets cliniques sur le traitement, mais aussi sur le lien collectif, parce que ça a entraîné de grandes difficultés dans l’équipe, entre ceux qui disaient qu’il fallait maintenir les choses selon un discours clinique, alors que d’autres disaient qu’il y avait des risques, pas seulement sur le plan pratique… C’était vraiment une expérience, pour moi, pour nous, et c’est pour ça que je dis que j’ai fait l’expérience dans le corps que la psychanalyse ne peut pas exister dans n’importe quelle situation. Ça n’a duré que quelque temps, mais ça a eu des effets très forts.

VC : La psychanalyse est aussi une lecture qui permet de lire l’impossible et de le situer, même dans une période comme celle-ci, elle doit peut-être se protéger un peu… Je trouve intéressant pourtant ce que vous dites, que la psychanalyse n’ek-siste pas, ce n’est pas une institution, mais elle se réinventera aujourd’hui aussi à travers cette expérience, comme vous le dites. Avez-vous déjà des enseignements à nous transmettre, à part celui-ci, que la psychanalyse a besoin de la démocratie, de l’état de droit ?

PB : Oui, je ne suis pas certaine que ce soit déjà un enseignement, je suis encore dans le temps de l’élaboration, et comme je vous le dis, c’est compliqué d’élaborer sans les rencontres vivantes avec les autres. Bon, on a eu des rencontres avec les collègues, mais ce n’est pas la même chose qu’avant. Je pense qu’on peut tirer quelques enseignements sur le lien collectif. Je peux dire seulement que sans la présence des corps, c’est autre chose. Je ne dis pas qu’on ne peut pas maintenir des liens, on peut, bien sûr, maintenir des liens, mais c’est vraiment compliqué. C’est une idée à moi, pas encore trop élaborée, mais j’ai remarqué que dans nos réunions par Skype, Zoom etc… c’est beaucoup plus facile, trop facile, de rester dans la position de spectateur, de ne pas se mettre en position de discussion, mais de se mettre en position de spectateur. Ce n’est pas encore une grande élaboration, mais quand on en est conscient, ça peut nous encourager à chercher des moyens pour faire circuler la parole d’une certaine façon, entre tous, et de ne pas prendre trop de place, par exemple. Ce sont des petits choses, parce que je pense que la dimension de spectateur est très présente pour nous, maintenant, avec ces moyens-là.

VC : Il s’agit d’être averti de cela, en effet, parce que la prise de parole divise, et si on ne fait que rester derrière l’écran et regarder faire les autres, ça peut aussi conforter des positions fantasmatiques, être l’objet, d’être l’exception….

PB : Voilà… Une chose qui me fait un certain effet, je ne sais pas quoi dire sur ça, mais quand on fait ces rencontres, ces réunions, il y a des gens qui restent tout le temps cachés derrière un petit cadre noir (rires) Ça, c’est vraiment quelque chose à penser.

VC : Certaines fois, c’est nécessaire techniquement, mais souvent, c’est bien confortable de rester chez soi, avec ses petits objets, sans être dérangé par l’autre.

PB : Bien sûr ! Et je pense que ça, c’est un risque. On espère pouvoir se rencontrer de nouveau dans quelque temps. Mais que faire de cette possibilité qui nous est offerte de rester chacun chez soi avec ses petits objets ? Que faire de tout ça dans le futur ? On ne sait pas, on verra…

VC : Encore heureux, personne ne sait l’avenir… Mais vous qui êtes maman, et moi grand-mère, la question du futur est aussi celle des enfants, des petits-enfants. Quel monde allons-nous leur transmettre ? La peur de l’autre ? ça aussi, c’est une question. Quelque chose du lien à l’autre va se transformer, et c’est notre responsabilité de le penser.

PB : Voilà ! Je pense qu’il faut se maintenir, au niveau singulier, mais beaucoup plus au niveau collectif, dans l’élaboration de ce qui se passe maintenant, et qui va se passer dans le futur. Les choses vont avoir des effets dans le temps, et on ne sait pas lesquels.

VC : Faire avec ce qu’on ne sait pas, c’est quand même ça, la psychanalyse !

PB : Bien sûr !

VC : Lors d’un des derniers séminaires de Turin sur les affects, il a été question de la joie. Lacan trouvait qu’il n’avait pas beaucoup de gens avec qui rire. Comment faites-vous ?

PB : La première chose à laquelle je viens de penser en vous entendant, c’est que c’est beaucoup plus difficile de rire avec ces moyens-là. Ça n’arrive presque pas, avec ces moyens, qu’on se retrouve à rire ensemble parce qu’il s’est passé quelque chose, un ratage, un lapsus… J’ai un peu répondu déjà, on ne peut pas rire tout seul.

VC : Oui, et pas non plus avec n’importe qui ! (rires) Et il ne faudrait pas que ce soit préenregistré, sous-titré, (rire), ou, pire, comme dans ces séries américaines où on rit à votre place…. Il ne s’agit pas de fabriquer le rire, mais de ne pas céder à la sinistrose. Alors vous, comment vous faites ?

PB : Question compliquée (rires). Je pense que cette joie-là, dont parlait Lacan, qui passe par le corps, cet affect du corps, c’est compliqué d’en dire quelque chose, de ce qui passe dans le corps. Il faut l’autre, pour rire, mais pas un autre consistant, pas un autre qui soit déjà là, mais plutôt quelque chose de l’autre qui surgit à un certain moment. C’est indispensable pour rire. C’est quelque chose du corps, du plus intime de ce qui anime le corps propre, et l’autre, dans la contingence. C’est quelque chose de ça, qui arrive sans être programmé. Alors j’ai un peu de pudeur à parler du désir, parce que c’est un mot qu’on utilise beaucoup : « il faut avoir du désir, il y a du désir… » Mais c’est quelque chose qui a à faire avec cette dimension du désir, qu’il faut maintenir un peu énigmatique, parce que, comme je l’ai dit, on parle beaucoup du désir et on ne sait jamais en effet ce que c’est, parce qu’on ne peut pas dire ce que c’est. C’est une sorte de mouvement vers quelque chose de meilleur…

VC : S’il faut, alors il n’y a plus de désir ! (rire)

PB : Et s’il y a le désir, tout va bien, mais qu’est-ce que ça veut dire, alors, le désir ? Je pense que le désir, c’est quelque chose qui peut surgir, pas quelque chose qui est là. Il n’y a pas celui qui a le désir et celui qui ne l’a pas.

VC : Mais il y a celui qui sait faire surgir le désir, le désir de rire. Par exemple, ce monsieur dont mon père était jaloux parce qu’il faisait rire ma mère. Après la mort de ma mère, mon père avait même vu des traces des pas de ce monsieur qui continuait à venir tourner autour de ma mère, il en avait vu les traces de pas dans la neige, autour de sa tombe. Il venait encore la faire rire… Avec mon père, nous avons pu en rire, un peu… C’est un lien social, qui a à voir avec l’inconscient, et quand ça vient, ce qui est rare, ça dégonfle quelque chose.

PB : Voilà ! Comme on le disait avant, souvent, quand on est ensemble, on rit des lapsus, des petites choses qui ne fonctionnent pas, en effet ! C’est vraiment le point où peut surgir quelque chose de cet inconscient qu’on ne peut pas programmer. Votre petite anecdote m’a fait penser au dessin animé Roger Rabbitt, le lapin très drôle, dont la femme est une femme incroyable, La Femme. Et à un moment, quelqu’un demande à Jessica :  « mais pourquoi vous êtes avec Roger Rabbit? », Et elle répond : « il me fait rire ! » (rires).

VC : Ce trait, qui est aussi pour moi un trait nécessaire à l’objet d’amour, me fait penser à une autre blague, racontée par Dalila Arpin, où Barak Obama et sa femme sont au restaurant, et Michèle reconnaît le patron du restaurant comme un ancien amoureux. À Barak qui dit à Michèle : si tu avais épousé cet homme, tu serais patronne de restaurant, elle lui répond. : Non, ce serait lui qui serait président des USA. (rires)

PB : En effet, Violaine, tu vois, je pensais que quand Miller nous dit qu’avec le témoignage de passe, on passe de la tragédie à la comédie, c’est ça. Il ne s’agit pas du rire cynique, ni du rire méchant, mais du rire sur sa propre tragédie, qui est devenue quelque chose de drôle.

VC : Une blague en effet, qu’on peut raconter, et chaque AE est un Witz qui s’ajoute à un autre, il n’y en a pas deux de semblables. Je trouve formidable ce passage de la tragédie à la comédie. Mais tu as parlé de pudeur : pour certains, les témoignages de passe peuvent sembler obscènes. Je n’ai jamais trouvé ça obscène, mais au contraire puissant, ça touche, ça frappe un point que ça met au travail. C’est la différence entre l’obscénité et l’accueil à quelqu’un dans la paroisse. Ça pourrait donner l’idée d’une secte. J’ai cherché votre témoignage sur internet, et par chance, on ne le trouve pas2.

PB : Avec les moyens technologiques, c’est en effet beaucoup plus facile d’arriver à l’obscénité. En effet, pour moi, c’était toujours très différent de lire un témoignage ou de l’écouter avec la présence, la voix, le vivant de l’AE qui témoignait. On peut entendre quelqu’un et après, étudier le texte de son témoignage. J’ai fait cette expérience, je ne sais pas si c’est aussi celle des autres dans l’École, de ne jamais ressentir cet effet d’obscénité, parce qu’il y a la joie qui se transmet.

VC : Une autre question, celle de la langue. D’avoir entendu le témoignage de Sergio Caretto en italien, avec sa voix dans mon oreille comme la voix de l’Ange…

PB : Ah, Sergio Caretto, c’est pas un ange ! (rires) On coupe ça dans l’interview…

VC : Je trouvais formidable, mais en parlant avec Catherine Lazarus-Matet, qui l’avait entendu dans la traduction française, elle n’avait pas du tout été sensible comme moi. La salle ne riait du reste pas ensemble. Marie-Hélène Brousse a parlé de la passe par écrit. Là, en 2020, on est arrivé à la passe par Zoom. On devrait pouvoir arriver à l’épure, au trait, comme en calligraphie. C’est peut-être l’horizon de la passe pour les années 2050. Davide Pegoraro viendra en Suisse en septembre 2021, je me réjouis de travailler sur ce qui passe et ne peut pas passer, d’une langue à l’autre…

PB : Ça, c’est pour moi un thème qui me touche beaucoup. J’ai fait ma passe en français, avec des passeurs de l’ECF, et j’avais choisi de le faire, pour pouvoir témoigner avec les passeurs en français, langue qui, pour moi, touche la dimension de lalangue. J’en ai un peu parlé dans mon premier témoignage. C’était vraiment une expérience pour moi de pouvoir faire ça, parce que c’était vraiment ça, faire passer quelque chose entre les langues. C’est vrai, il y a quelque chose qui ne peut pas se traduire, mais ça n’empêche pas que ça passe. Et parfois le fait même que ça ne puisse pas se traduire, ça fait passer quelque chose.

VC : Que ça manque à se traduire suscite le désir de savoir. Barbara Cassin, qui a expliqué les Sophistes en grec à Lacan2, l’a bien exposé dans son Dictionnaire des Intraduisibles. C’est ce qui rend notre AMP responsable de rendre à chaque AE, à chaque École, un autre goût, un autre savoir. Quand vous avez été nommée AE, et que Sergio Caretto m’avait transmis ses salutations pour vous, je suis venue, au congrès de Tel Aviv en 2012, vous saluer, mais je n’avais alors rien d’autre à vous dire. Cette conversation, nous l’avons donc aujourd’hui.

PB : Ça, c’est la joie de l’École Une.

Je dois vous remercier de m’avoir donné la possibilité de parler en français, ça se ressent aussi dans le corps.

 

Notes :

  1. Brunch clinique : « Le corps dans notre clinique ».
  2. On le trouve dans la revue de l’ECF 83. Lorsque j’avais invité Sergio Caretto dans notre école (scuola media), un collègue avait trouvé son témoignage et l’avait retourné en insulte contre lui, l’insulte ayant la même forme que le mot d’amour.
  3. Barbara Cassin, Jacques le Sophiste, Lacan logos et psychanalyse, Erès, 2012.