Le vide entre le tableau et le regard

Conversation avec Wojtek Klakla, 17 janvier 2024.

Violaine Clément : Wojtzek Klakla…

Wojtek Klakla : Non, beaucoup de gens prononcent ainsi mon nom, qui n’a rien à voir avec celui-ci. Sûrement à cause de la pièce de Büchner… moi c’est W-O-J-T-E-K. C’est un nom polonais.

V.C. : Donc tu es un Polonais…

W.K. : (rire) Oui, je suis un Polonais…

V.C. : Qui a quitté la Pologne depuis combien de temps ?

W.K. : Depuis plus de … depuis ’96, donc près de 30 ans, le temps va vite…

V.C. : Pologne où tu as appris la peinture, oui ?

W.K. : Oui, j’ai étudié les Beaux-Arts à Cracovie, et puis j’ai poursuivi mes études à Berne. J’ai fait mon master, ça s’appelait Master of Contemporary Art Practice (rire), tu vois, j’étais un peu plus contemporain.

V.C. : Donc tu es un très grand peintre. Nous avons l’idée qu’il n’y a pas de formation du psychanalyste, mais des formations de l’inconscient. Est-ce que tu dirais que ta formation, tu l’as attrapée dans les écoles, ou alors, où l’as-tu attrapée ? Parce que maintenant, tu enseignes.

W.K. : Bien sûr, l’école aide, parce que ça donne une sorte de structure, et tu es censé, pendant ce temps, te consacrer à ton travail, à apprendre. Mais effectivement, j’ai beaucoup appris moi-même, mais l’école facilite ça. Évidemment il n’y a pas d’école qui puisse t’apprendre quoi que ce soit. (rire)

V.C. : C’est très joliment dit. Cet entretien va être publié sur le blog d’une association de psychanalyse, qui fait partie de la New Lacanian School, donc une école. Moi, j’adore l’idée qu’on n’apprend rien à l’école sinon ce qu’on vient y prendre. Qu’est-ce qui t’a donné envie de prendre, de faire ce choix… Quand est-ce que tu t’es rendu compte que tu étais un peintre ?

W.K. : Quand j’étais tout petit, peut-être à l’âge de 7 ans, ou 6 ans (rire).

V.C. : Ah oui ? Et l’as-tu su toi, ou te l’a-t-on dit ?

W.K. : Non, je l’ai su. Et je me rappelle même le moment. Il y a déjà quelques peintres dans la famille, mais mes deux parents sont mathématiciens.

V.C. : Ah oui ?

W.K. : Oui, ils sont mathématiciens, et donc c’était une autre voie qui était préparée pour moi. Et d’ailleurs, j’en ai fait un peu.

V.C. : Ah, tu as d’abord essayé de leur faire plaisir ?

W.K. : Je ne sais même pas, mais ça s’est fait un peu automatiquement, je n’ai pas choisi …

V.C. : Tu n’étais pas capable d’être mauvais en maths.

W.K. : Oui, j’étais assez bon. Et c’était facile. Alors j’étais dans une classe qui avait un profil : mathématiques, physique, astronomie, et après j’ai fait le bac en mathématiques, et je voulais ensuite aller aux Beaux-Arts. On a parlé, et on est arrivé finalement à un compromis. On a décidé ensemble que ce serait plus raisonnable de faire d’abord l’architecture. Là, j’ai fait un semestre (rire) et après j’ai fait un examen pour les Beaux-Arts, et c’est passé.

V.C. : Certains disent que ces écoles d’art accueillent le restant de la colère de Dieu, des gens qui ne trouvent pas leur place ailleurs. Pour toi, c’est l’inverse, tu aurais pu trouver ta place à peu près n’importe où, mais tu as choisi l’école d’art. 

W.K. : Quand j’avais peut-être 6-7 ans, je me rappelle que j’avais fait un dessin, c’était un marin avec une pipe, barbu… Et quand j’ai vu ça, je me suis dit : De Dieu, c’est tellement beau ! (rire) Je veux faire ça dans ma vie.

V.C. : C’était beau, ce que tu avais fait, mais c’était beau aussi de le faire.

W.K. : Oui, c’était bien, le fait de le faire, et aussi le résultat, ça m’a surpris, je me suis dit : C’est ça ! Mon oncle était prof de dessin à l’école secondaire ou primaire, mais mon grand-oncle était prof de dessin au collège, un autre oncle était architecte. J’avais un autre grand-oncle qui était peintre, mais qui a été tué pendant la guerre. Il y avait donc des peintres dans la famille, mais mes parents n’envisageaient pas ça comme métier. Enseignant, oui, mais pas artiste.

V.C. : Artiste chez nous nous plus, ce n’est pas un métier. Quand on dit dans le canton de quelqu’un que c’est un peu d’artiste, ce n’est pas un métier, ni du reste un compliment. Ça dit que c’est quelqu’un de bizarre. Nous parlions tout à l’heure de cet artiste, Foofwa, qui a reçu le prix de danseur exceptionnel, nous sommes bien d’accord qu’il y a presque un pléonasme entre artiste et exceptionnel (rire).

Si on regarde ton site, on voit que tu as fait tout un parcours, que tu es allé en résidence en Chine1… Mais surtout, ce qui m’a frappée, dans la puissance de ton travail, c’est le geste politique, qui y est toujours. Alors, le premier marin avec cette pipe …

W.K. : Je ne me rappelle pas très bien, mais je le vois très bien, c’était un dessin au crayon, au graphite, mais je ne l’ai plus.

V.C. : Et c’est peut-être tant mieux, car il ne te colle pas.

W.K. : Oui, je serais peut-être un peu déçu en le voyant (rire).

V.C. : Et puis c’est vrai qu’un artiste doit apprendre à lâcher ses œuvres, ce qui, pour certains, est impossible. Leur production artistique, c’est eux, et ils ne peuvent donc rien céder. Comme un autiste qui ne peut…

W.K. : … se dissocier de son travail. Pour moi, la peinture, c’est en même temps la solution. Moi, j’ai aussi des difficultés à me dissocier, et tout ce que je fais, c’est un peu les choses qui me préoccupent. Et bizarrement, quand je le fais, j’arrive à canaliser, ou sublimer ces pensées, à tel point qu’après, je suis dans le flou, et ces pensées, je n’y pense même pas.

V.C. : Elles sont évacuées, comme des déchets corporels. Chez toi, on sent que tu as sublimé, mais peux-tu nous dire quels sont ces points auxquels tu as trouvé des solutions par l’art ?

W.K. : Évacuées, oui, ce sont toutes ces problématiques du monde. Finalement, quand tu réfléchis, tu peux juste pleurer : les catastrophes climatiques, migratoires, coloniales, les guerres, c’est juste inégal, mais terrible un peu partout (rire).

V.C. : Qu’est-ce qui fait que dans les grottes, quand la vie était si dure, quand le danger était si proche, de se faire tuer à tout moment, qu’est-ce qui fait que certains humains aient eu envie de peindre ?

W.K. : En tout cas, pour moi, ça me donne le sentiment d’être un peu capable de changer le monde, ou de … en allemand, ils disent wirksam, capable de laisser sa trace, ou de changer quelque chose.

V.C. : Tu le dirais en polonais ?

W.K. : … Euh, non (rire) !

V.C. : Lacan parlait de stabitat (c’t habitat) qu’est la langue. Les psychanalystes aussi sont souvent de grands exilés, ils vivent dans une autre langue que la leur. Je me demande dans quelle mesure toi, d’avoir quitté une langue, le polonais, en passant par une autre langue, la mathématique, pour l’allemand, pour le français aujourd’hui, est-ce qu’il y a quelque chose que tu rattrapes avec l’art ?

W.K. : J’ai beaucoup réfléchi à ça, par rapport à Wittgenstein, qui dit que les limites de ta personne, c’est les limites de ta langue. Il y a en effet d’autres manières de penser en français, en allemand, en polonais, et puis dans le langage plastique. C’est une autre langue qui parle avec d’autres éléments que les mots.

V.C. : Tu m’as demandé si j’avais vu ce que tu as déjà exposé il y a quelques années à Fribourg. Pourrais-tu dire que c’était déjà cette langue-là ? Lacan a inventé aussi lalangue, en un mot. Lalangue dans laquelle on est baigné. C’est la langue qui entre la première, c’est elle qui nous parle, avant que nous ne puissions parler.

W.K. : Oui, qui parle à travers nous…

V.C. : Dirais-tu que ta langue a changé à travers ces changements de lieu ?

W.K. : Oui, mais j’essaie, au moins dans la création artistique, de parler, ou d’inventer ou de trouver les règles pour les différentes langues. Je m’oblige un peu à ça.

V.C. : Comme Perec, quand il se contraint par exemple à ne pas utiliser une lettre ?

W.K. : Oui, voilà ! Mais Perec, c’est encore une autre sorte de contrainte. Pour moi, ce n’est pas une contrainte, c’est une aide. Parce que tu as un tableau qui a besoin d’une langue, et puis un autre tableau qui a besoin d’une autre langue.

V.C. : C’est le tableau qui impose la langue ?

W.K. : C’est la thématique.

V.C. : C’est ce que tu voudrais pouvoir dire, donner à voir, qui t’indique le style. Parce que la langue, c’est aussi le style. On ne parle pas tous de la même manière, et quand nous deux parlons la même langue, on ne sait pas si ce que j’entends dans mon oreille des bruits que tu fais avec ta bouche est bien ce que tu as voulu dire… Le malentendu est congénital, c’est ce qui rend la chose intéressante, sinon, on peut se taire. Sans malentendu, il n’y a plus besoin de parler.

W.K. : Avec Pierre-Alain Morel, on a cette collaboration, cet institut qui s’appelle Institut créole2, on travaille beaucoup sur le changement de perspective, ou la multi-perspectivité. On se réfère un peu à Edouard Glissant3, un linguiste et sociologue, créole. Il est décédé il y a peu, en 2011. Il parle beaucoup de personnalités mouvantes, c’est-à-dire de personnalités qui arrivent, plutôt qu’à défendre leur point de vue, à voir l’horizon, la multitude des points de vue. On a trouvé ça hypercool cette manière fluide de voir le monde.

V.C. : C’est étrange aujourd’hui, où on s’accroche à une identité qu’on voudrait fixe, et éternelle. Alors qu’on a tous fait l’expérience de naître chaque jour un peu différent de la veille.

W.K. : Et ça produit des atrocités, parce que toutes ces identités qui nous sont proposées, c’est soit des identités nationalistes, soit un modèle de famille, ou même un modèle de langue. Certains disent que ça fait bizarre de dire : doctoresse… C’était peut-être bizarre quand ils l’ont appris, ou entendu pour la première fois, mais aujourd’hui, ce n’est pas bizarre.

V.C. : Et les Romains utilisaient tous les mots en –ix pour dire le féminin, ça ne gênait personne. Dire que c’est bizarre, c’est dire à l’autre comment il faut dire.

W.K. : Absolument. Et ça, c’est quelque chose qui est figé, qui ne laisse place ni à la créativité, ni à l’autre.

V.C. : Figé, c’est aussi la fiction. Ce que tu fais, en figeant un temps et un lieu dans un tableau, c’est une œuvre qui ne bougera plus. Tu attrapes un instant. Quand on regarde les œuvres que tu as faites, aujourd’hui, tu ne les ferais plus comme ça.

W.K. : Non, jamais ! Et puis, c’est souvent la dernière qui est la plus intéressante pour moi4.

V.C. : Oui, c’est ton dernier bébé. Il y a dans ce que tu dis quelque chose que, en tant que femme, on vit avec le dernier enfant. Non pas qu’on cherche à se débarrasser du précédent, mais un enfant ne te donne pas de pause, tu es complètement à lui.

W.K. : Non ! Mais il faut s’occuper de celui-là maintenant ! Parce qu’il a besoin.

V.C. : Raconte-moi donc ce dernier tableau. J’ai vu la première fois ton tableau d’un trans au Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg, qui m’avait scotchée, et puis à Trait Noir ce beau tableau à Beijing, qui me regardait, et dans lequel j’ai beaucoup aimé ce que tu m’as expliqué, que le jaune qui me plaisait tant, était la couleur de la pollution. Partons de ce dernier tableau.

W.K. : Je peux ensuite t’en montrer d’autres ! Là, c’est un tableau sur la situation politique en Pologne, c’est sous un régime très à droite, très catholique, très très moche. L’idée est venue de ces situations qu’il y a eu au parlement, presque des bagarres physiques. Je trouve que ça dit tellement le manque de culture, non seulement politique, c’est vraiment nul. (Comme avec Trump) Oui, voilà. Et pourtant, ce sont des gens qui doivent décider pour nous. Et je trouve qu’en plus, le fait qu’ils portent ce costume, ça donne une idée de pouvoir établi, de sérieux, qui fait voir le contraste entre l’action et l’enveloppe.

V.C. : C’est une insulte, à la démocratie, et aussi aux semblants, que tu démolis. Ils se tiennent comme des porcs, comme les compagnons d’Ulysse, alors qu’ils essaient de nous faire croire qu’ils savent ce qu’ils font.

Ce goût de la politique, ça ne t’est pas venu à 6 ans quand même ?

W.K. : Non, mais j’ai quand même grandi dans la Pologne communiste, et puis dans les années ’80, dans l’état de guerre, et pendant quelques années, après ’89, on a vécu une transformation qui a été très difficile pour une grande partie de la population, qui a été complètement abandonnée à elle-même. C’était assez politisé, et en Pologne, la politique passait beaucoup par la culture. Comme collégiens, on allait quasiment chaque semaine au théâtre, et voir des pièces dans lesquelles il y avait des allusions cachées, un discours sous-jacent, des allégories, c’était très politique.

V.C. : Il y a aussi dans ton œuvre cette idée de l’allégorie, parce que ce n’est pas manifeste que tu parles du gouvernement polonais. Ça pourrait se trouver n’importe où.

W.K. : Pas tout à fait n’importe où, mais en Italie, par exemple (rire).

V.C. : On a de la peine à l’imaginer en Suisse…

W.K. : Oui, mais j’ai vu aussi ça en Hollande. Il y a eu aussi un moment où on pourrait imaginer ça.

V.C. : Tu nous permets d’imaginer. Mais ce qui me surprend, c’est que tu arrives à faire que ce soit beau. Bon, les grands peintres italiens ont montré des horreurs. On est pourtant soufflé devant la beauté de ces œuvres. Accepterais-tu cette définition de la beauté comme dernier voile devant l’horreur ?

W.K. : … Je trouve qu’il y a généralement une grande place pour l’esthétique. On peut parler des choses dures d’une manière élégante.

V.C. : Ce mot est intéressant, ça veut dire qu’on choisit, et qu’on ne montre pas tout.

W.K. : Oui, oui… C’est pour ça que je pense que le métier de peintre est un vrai métier, parce qu’il faut accumuler des années d’expérience, de savoir et de connaissance, et savoir utiliser ces moyens.

V.C. : Bien sûr : tous les professeurs de dessin n’ont pas ta technique. En italien, on dit : faire le professeur, et non pas être professeur (rire) En faisant le professeur, est-ce que tu as l’impression de perdre ton temps ? Ou considères-tu que l’école soit aussi un lieu où tu peux transmettre quelque chose de ça ? J’ai souvent entendu des enseignants dire qu’ils peuvent tout enseigner sauf ce qu’ils aiment.

W.K. : J’aime bien l’enseignement, mais pas toutes les contraintes administratives, les devoirs, la paperasse, toutes sortes de choses qui ne font pas transmission, ni inspiration pour les autres. Mais je comprends bien que c’est un tout, que tout ça va ensemble, alors j’accepte. Mais il y a des cours que je préfère, bien sûr, ainsi quand il y a des étudiants qui sont partants.

V.C. : Ça arrive, parfois, il suffit d’un étudiant ! Au moins un de temps en temps…

W.K. : Ça remonte le moral. Ainsi il y a une année, mes étudiant.es ont fait une exposition à Trait Noir, à la suite d’un cours de peinture que je leur donnais.

V.C. : Est-ce que tes élèves t’imitent, ou est-ce qu’ils arrivent à attraper chez toi quelque chose d’eux ?

W.K. : Oui, et j’aimerais bien qu’ils m’imitent, mais pas au sens d’imiter la surface, la superficie. Il ne s’agit pas de prendre les mêmes couleurs, ou de les poser sur la toile de la même manière, mais peut-être dans la posture, ou l’engagement.

V.C. : Comme dans les grandes écoles italiennes, où ceux qui voulaient apprendre venaient travailler avec lui, pour lui. Dans notre enseignement coupé en tranches horaires, ce n’est pas possible.

W.K. : Oui, je n’ai pas beaucoup d’étudiants dans ce cours de peinture, j’en ai toujours moins de dix, et souvent, j’en ai six ou huit. C’est très confortable, je peux ainsi travailler avec chacun individuellement, et j’arrive aussi à les pousser, chacun dans sa voie, mais avec les méthodes de travail qui sont les miennes, c’est-à-dire sur leur propre voie. Ce n’est pas le cas de toutes les classes, puisque j’enseigne aussi bien à de futurs enseignants primaires, donc généralistes, qu’à des gens qui ont choisi de devenir enseignants de dessin au secondaire.

Ça, c’est très intéressant.

V.C. : Si tu pouvais choisir de ne faire que ta peinture, est-ce que tu préférerais ?

W.K. : …. Je ne sais pas. C’est difficile de dissocier. J’ai passé plusieurs années en tant qu’artiste indépendant, mais c’était dur.

V.C. : Qu’est-ce qui était dur ?

W.K. : L’argent !

V.C. : Seulement l’argent ? Mais quand je te parle de continuer à être payé et de faire ta peinture, tu ne peux pas y croire ?

W.K. : Je ne connais presque personne qui arrive à vivre décemment de sa peinture.

V.C. : C’est vrai ? Mais à ton avis, pourquoi ? Pourquoi, dans un pays riche accepte-t-on de payer des choses « inutiles » sans problème, le maquillage, le coiffeur (quoiqu’on puisse discuter), les marques, mais pas l’art ?

W.K. : C’est une question difficile. On a, pour le soutien des artistes, un système de la ville, et un système cantonal. Là, il y a des gens qui font ça très bien, mais le nombre d’artistes est très grand, et les responsables doivent prendre tout ça en compte. Dans un système moyenâgeux, il y avait cinq ateliers de sculpture à Fribourg, et ils se portaient à merveille, et ils exportaient. Mais il n’y en avait que cinq.

V.C. : Cinq ateliers, ça ne veut pas dire cinq artistes !

W.K. : Non, il y avait le maître, et des apprentis.

V.C. : Aujourd’hui, tout le monde veut faire le maître ?

W.K. : … Peut-être, je ne sais pas. Mais je trouve que c’est une très bonne idée, ce mécénat étatique, parce que ça permet à beaucoup de personnes de trouver au moins un tout petit peu de temps pour travailler leur art. Mais avec ce système, il n’y en a pas un seul qui arrive à vivre de ça.

V.C. : C’est l’arrosoir, personne ne reçoit plus qu’une goutte.

W.K. : Mais c’est aussi difficile à dire, parce que si tu es à cette place, comment expliquer que tu soutiennes celui-ci, et pas l’autre ? C’est le goût personnel, et ça ne va pas non plus.

V.C. : Ton travail est politique, tu viens d’un pays qui a traversé le communisme, la religion, et le capitalisme, et aucun ne t’a convaincu. Et aujourd’hui, tu montres qu’il y a là un point d’impossible. Accepterais-tu la proposition de recevoir une somme à condition d’engager quelques artistes que tu choisirais, et que tu rémunérerais ensuite ?

W.K. : Bien sûr ! On a fait beaucoup de projets avec Pierre-Alain (Morel), dans lesquels on a investi de l’argent pour faire des choses avec d’autres.

V.C. : Ainsi l’Institut Créole ? Ça a à voir avec la question de la langue ?

W.K. : Oui, ça vient de cette idée de créolisation, d’un mélange qui implique la nécessité de changer de perspective.

V.C. : Mais si tu travaillais avec d’autres, peux-tu imaginer de créer des œuvres mixtes ? As-tu travaillé à deux sur une même œuvre avec Pierre-Alain Morel ?

W.K. : Oui, on fait ça aussi. On fait beaucoup de choses ensemble, mais pour moi, c’est très important de garder ma pratique, une pratique personnelle. Ce sont deux choses différentes. Et c’est assez intéressant, parce que c’est seul qu’on peut avoir cette fluidité de penser. Pour ne pas se figer sur quelque chose, il faut vraiment être très éveillé, il faut veiller tout le temps, pour ne pas se prendre soi-même au piège. Et là, tu as un adversaire, un partenaire, qui a des idées différentes. Lui, il te fait ça automatiquement, et moi, je lui fais la même chose. C’est stimulant, d’être confronté à une autre personne.

V.C. : Ce que tu montres là, c’est aussi une confrontation que tu recherches, pas comme celle de ces députés qui en viennent aux mains, mais c’est nécessaire de ne pas être seul, pour ne pas se retrouver sans autre face à son autre à soi, qui n’est pas forcément un copain.

W.K. : Oui, il y a peut-être, dans tous ces tableaux, une idée que j’aime beaucoup. C’est l’idée d’une oeuvre ouverte. La création et la perception, c’est les deux côtés de la même médaille. Il y a celui qui crée, et celui qui regarde. L’œuvre se crée dans cette rencontre-là. Et quand tu as un peu trop créé, quand c’est trop explicite, tu ne laisses pas de place à la perception de l’autre, parce que tout est déjà dit. Si tu donnes trop peu, c’est l’oeuvre qui se sent perdue, et qui n’est pas interpelée. C’est toujours une recherche d’équilibre, pour donner la place à la possibilité de cette rencontre.

V.C. : Ah, tu penses à ça quand tu crées ? Tu penses à celui qui va regarder ?

W.K. : Oui, bien sûr !

V.C. : Pour moi, c’est lunaire ! (rire) Je n’avais pas l’idée d’une adresse. Il y a quelqu’un à qui tu t’adresses, tu ne sais ni à qui, ni quand (Non !), mais ça viendra. Tu fais ce pari-là, de laisser de la place pour l’autre.

W.K. Oui, oui, absolument ! Et avec un tableau, il ne faut qu’une personne ! Il ne faut pas toucher plusieurs personnes, ni vendre des billets, contrairement à d’autres formes artistiques.

V.C. : C’est au fond peu exigeant ! Tu as besoin d’un spectateur au moins ! Et cherches-tu à ce que l’autre te dise quelque chose, ou est-ce que tu vois dans ses yeux l’effet produit ?

W.K. : Non, et c’est aussi un peu étonnant. Quand je laisse la place, le spectateur met sa personnalité, et ce n’est pas souvent ce que j’y ai mis. C’est autre chose, et ça m’étonne. C’est aussi intéressant pour moi, parce que ça complète ma création.

V.C. : Tu laisses la place à la surprise, surprise qui peut revenir sur toi.

W.K. : Oui, oui !

V.C. : Est-ce que c’est quelque chose qu’on t’a appris, ou l’as-tu toujours su ?

W.K. : Je ne pense pas que j’aie appris ça à l’école. On apprenait beaucoup de choses plutôt techniques, corps, dessin, observation, couleurs… Mais ça, ce sont plutôt les idées qu’on se fait au long du parcours professionnel. Cette idée-là s’est peut-être construite, mais je l’ai formulée il y a dix ans, et depuis, je la répète un peu, mais c’est ça !

V.C. : Tu es en lien très proche avec cet ami, est-ce avec lui seul que tu travailles ainsi ?

W.K. : Non, j’ai plusieurs amis (rire), et j’ai aussi fait des collaborations avec d’autres artistes, mais avec Pierre-Alain, c’est un peu spécial, parce que c’est une collaboration de très longue date.

V.C. : Un terme m’a beaucoup frappée dans le monde artistique, c’est la communauté. Et je me demande si ce n’est pas, comme la famille pour les névroses, l’hôpital pour les maladies nosocomiales, un lieu dangereux, où les virus se propagent. Toi, tu trouves très facile de faire avec les autres…

W.K. : Bon, je ne le fais pas avec n’importe qui, mais c’est peut-être cette idée d’avoir une personnalité un peu mouvante. Parce que quand tu viens à Trait Noir5, c’est une caverne d’Ali Baba, mais il y a un côté fascinant et extraordinaire, et tu as plaisir à t’y retrouver avec des gens intéressants.

V.C. : L’intérêt, c’est chez toi le inter, le entre : tu ne peins pas tout seul, tu n’es pas du tout un autiste qui veut garder ses œuvres.

W.K. : Je déteste le côté expressionniste un peu radical : je veux le garder pour moi, j’ai ça dans les tripes. Je trouve qu’on peut admirer l’art brut, évidemment, mais qu’il faut avoir un côté professionnel. On y retrouve de vraies émotions, évidemment, mais on les passe par l’outillage professionnel.

V.C. : La différence entre l’art brut et l’art, ce serait cet outillage professionnel qui permet de protéger un peu l’artiste ?

W.K. : Et aussi d’avoir un peu la distance. Tu vois, quand je peins, je suis là, près du tableau, et puis je recule pour regarder, sur le fauteuil sur lequel tu te trouves – je le trouve très bien, je bois un café, et puis je regarde la toile, et de temps en temps, j’y retourne, et je fais quelque chose. Dans ce jeu que produit ce déplacement, tu as la distance, une distance en mètres, physique, et aussi une distance avec le produit. Et puis, quand tu es là, avec les tripes, c’est la peinture que tu étales…

V.C. : Là, tu pourrais être trop dedans.

W.K. : Oui ! Pour moi, c’est un jeu comme ça : l’émotion, comme une action directe, pas filtrée, et puis la réflexion. Et puis, de nouveau, à l’attaque !

V.C. : L’art brut, ce serait seulement l’attaque. C’est une solution pour beaucoup d’artistes, mais tu dis qu’ils n’arrivent pas à prendre la distance. Dans le regard, si tu n’as pas de distance, tu ne vois rien. C’est très différent des autres orifices du corps, qui ont tous un autre usage, qu’on peut boucher, sauf les oreilles… Sans la distance, le regard, c’est la mort. Tu mets à distance l’œuvre d’art pour que l’autre puisse avoir un regard à soi.

W.K. : Je ne sais pas, mais j’utilise cette distance comme un moyen de travail, une alternance entre proximité et distance, comme une méthode de travail. Et puis, je pense à ne pas expliciter cette place, mais je ne sais pas si cette place est la distance, ou si c’est juste la place, ou le vide. Je suis plus à l’aise avec ce mot, le vide.

V.C. : On s’arrête là ?

W.K. : Oui !

 

Notes:

  1. Expo MAHF les 40 jours de l’Institut Creole en Chine. Catalogue(pdf).
  2. « L’Institut créole propose cinquante définitions de la liberté ».
  3. Édouard Glissant.
  4. C’est précisément devant la dernière que se trouve l’artiste.
  5. Galerie Trait Noir.