« Pas-toute »

Céline Menghi, conversation du 5 décembre 2023.

Violaine Clément : Chère Céline, merci d’avoir accepté cette conversation pour le « Virus de la psychanalyse », notre manière à nous de lutter contre le virus du COVID qui t’a attrapée tout récemment.

Céline Menghi : Exactement, à Paris, aux journées de l’ECF !

V.C. : Comme quoi on n’est jamais vacciné contre les Journées, des journées formidables !

C.M. : Absolument !

V.C. : Tu es rentrée en Italie avec ce petit cadeau, mais tu es, comme toujours, souriante, comme un petit lutin.

C.M. : Absolument ! le COVID a été pour moi l’occasion de me reposer.

V.C. : Donc tu n’as pas reçu tes patients ?

C.M. : Non, je n’ai pas pu et décidé que non, en raison d’une charge virale élevée. Je n’ai ainsi pas reçu pendant une semaine.

V.C. : Cela veut dire que maintenant, tu es en pleine forme.

C.M. : Plus ou moins ! (rire)

V.C. : Ce qui m’a absolument surprise, lorsque je t’ai croisée, et ce n’était pas la première fois, c’est que quand je me suis présentée comme celle qui a de nombreux enfants et petits-enfants, tu m’as en quelque sorte scotchée et balayée, comme au foot, en me disant que toi, tu étais arrière-grand-mère, et que tu avais encore ta mère. Qu’est-ce que c’est que cette longévité féminine, et cette multiplication des petits pains chez vous ?

C.M. : Oui, c’est comme ça. Je pense que la longévité vient du côté de ma mère, du côté piémontais de la famille, des gens au pied de la montagne, avec un arrière-grand-père orphelin de père, quatre petits frères, et qui a été obligé de travailler à 14 ans C’est comme ça qu’il est parti en Suisse : il était un immigré. Puis il est rentré, et il a ouvert une petite pension, avant de décider qu’il voulait quelque chose de plus. Donc il est parti en Côte d’Azur et travaillé comme maître d’hôtel au Grand Hôtel du Cap d’Antibes. Il était, paraît-il, molto bravo. Un jour, un Américain lui a demandé : alors, quand est-ce que vous achetez cet hôtel ? Mon arrière-grand-père lui a répondu qu’il n’avait pas d’argent ! Alors ce monsieur lui a fait un chèque en lui disant : voilà, achetez-le ! Mon arrière-grand-père était foudroyé et lui a demandé comment il aurait pu faire pour lui rendre cet argent. L’Américain a simplement répondu : eh bien je serai votre hôte jusqu’à la fin de ma vie. Et quand vous aurez un peu d’argent, si vous le voulez, vous me le rendrez… C’est donc lui qui a réinventé ce Grand Hôtel qui a reçu les tsars de Russie, les princes de Galles, ou encore Dino Buzzati, Picasso, et c’est là où Fitzgerald a écrit Tendre est la nuit – quand j’ai découvert ça, ça m’a beaucoup émue. Et puis il y a encore beaucoup d’autres histoires. Je me souviens, quand j’étais petite, que mon grand-oncle, qui dirigeait l’hôtel, racontait des histoires incroyables. Il y avait l’histoire du Brigante Romanetti.

Chaque fois qu’on allait au Cap, mon frère et moi – on y allait tous les ans passer les convalescences. Ah, voilà les Milanais qui arrivent, ils ont tous des mines horribles, tout blancs, les pauvres ! –, on voulait la suite de Romanetti. Il s’était lié d’amitié avec beaucoup de clients très intéressants : Picasso, chaque fois qu’il venait, lui faisait des dessins et les lui donnait, comme ça. Les cousines de ma mère possèdent dès lors plein de dessins de Picasso. Incroyable ! Ah, il avait connu aussi le magicien de Torino, Gustavo Adolfo Rol, un client habituel et solitaire qui lui a sauvé la vie, à lui et à la fiancée de Giorgio Cini, Merle Oberon, qui étaient leurs hôtes à l’Hôtel. Un soir, Rol lui met une main sur l’épaule et lui dit « Quel Cini ha la morte molto vicina » et c’est comme ça que, le lendemain, Cini, insouciant, est parti seul sur son avion privé, tandis que mon grand-oncle, qui avait été invité passer une journée à Venise, et Merle Oberon sont restés à terre. Voilà, ça, c’est pour dire la longévité : ils ont tous vécu très longtemps, les Piémontais.

Et de l’autre côté, pourquoi suis-je arrière-grand-mère ? C’est parce que l’une de mes deux filles a fait des enfants très tôt. Très très tôt !

V.C. : Et tu considères que c’est un cadeau ?

C.M. : Alors… (rire) à la fin, oui ! Mais à la fin. Ça a été dur.

V.C. : Oui, j’ai moi aussi été mère très tôt. Mon père disait que chez les prolétaires, ceux qui n’ont pour toute richesse que leurs descendants (proles), on était rapide. Par chance, pour les études aussi, j’étais rapide. J’estimais que c’était un compliment. Actuellement, je me rends compte à quel point cet inconscient à l’œuvre dit quelque chose de vivant. Je trouve qu’il y a dans ta façon de te présenter quelque chose de très vivant, qui résonne.

C.M. : C’est magnifique !

V.C. : Et c’est vrai que c’est le contraire de ce qu’on peut imaginer lorsqu’on imagine un psychanalyste, tout en componction… Plutôt du côté obsessionnel, disons.

C.M. : Oui, c’est un peu ce que je raconte au début de mon livre quand je parle de la signora in giallo, l’analyste habillée de jaune, et de l’analyste féministe, qui me donne une leçon sur comment être une femme, une leçon d’une pesanteur terrifiante. Et oui, mon expérience d’analyse a commencé comme ça, avec quelque chose qui était le contraire du vivant. Enfin pour moi, sur moi, ça a résonné comme ça. Le contraire du vivant, ce qui a tout de même causé des dommages, je peux le dire aujourd’hui. Et puis, c’est vrai qu’on peut aussi quitter l’analyste, pour ma part j’aurais dû m’en aller plus tôt. Dans mon livre, je dis : la psicoanalisi può essere una rovina. Ça peut être vraiment une ruine.

V.C. : On entend l’équivoque, aussi !

C.M. : Oui ! Et il m’a fallu une analyse lacanienne pour sortir de la ruine, et pour remettre debout quelque chose qui n’était pas un bâtiment construit par l’analyste, quoique plutôt qu’un bâtiment, je dirais une cabane, mais une cabane construite avec mes restes, avec mon histoire.

V.C. : C’est joli, la cabane. Parce que quand tu parles d’une maison, et du palace de ton aïeul, chacun construit son « Heim », son home, un truc qui lui va, un truc dans lequel il puisse habiter. Quand je t’entends, et je sais que tu habites Rome, la ville des ruines, je dirais qu’on a en Europe une admiration pour les ruines, qu’il faut conserver bien ruinées (rires) Oui ! le contraire du Japon, où on reconstruit toujours avec de beaux matériaux, quelque chose d’autre, toujours dans l’esprit. Je trouve intéressant ce que tu dis. Il y a autant d’analyses que d’analystes, et d’analysants. Oui oui ! Et donc toi tu ne seras pas une analyste en jaune.

C.M. : Non (rires) ! Je ne sais pas la couleur que me donnent mes analysants, mais chaque fois, c’est une couleur à eux.

V.C. : Un arc-en-ciel, c’est très à la mode (rires).

C.M. : Peut-être ! Mais c’est intéressant, ce que tu dis sur Rome. Parce que Rome est en train de (se) ruiner toujours plus. Je me demande comme quelqu’un a pu penser à une candidature pour l’EXPO ! C’est devenu un peu un cauchemar, cette ville. C’est vraiment très difficile d’y vivre. Très difficile. Hier un morceau de colline à cent mètres de chez moi s’est écroulé et on attend la suite… deux bâtiments totalement abusifs, en plein centre…

V.C. : Tu ferais un lien avec la Cause analytique ?

C.M. : Hé ! … Est-ce que la Cause est causée par des ruines ? Peut-être aussi. Mais oui !

V.C. : On pense à Freud sur l’Acropole, à ses voyages en Italie. Il faut des ruines pour qu’il y ait de l’analyse.

C.M. : Il y a nos ruines, nos ruines personnelles, familiales…

V.C. : On ne va pas à l’analyse quand ça va bien.

C.M. : Ah non ! (rire) Et aujourd’hui, c’est drôle parce que j’étais en train de corriger la traduction en espagnol de Blue cobalto, et il y a un passage qui m’a fait beaucoup rire. Je ne me souviens plus de la phrase, mais il s’agissait d’une série de questions qui me touchent, qui m’ont touché, et à la fin, il y a aussi l’angoisse. Je corrige un mot, une virgule, et entre parenthèses, j’écris en rouge pour mon ami Alejandro Reinoso, qui est le traducteur qui va revoir toutes les corrections que j’ai faites : « Mais écoute, amico mio, c’est drôle, parce qu’au fond, toutes ces choses sont encore toutes là. Ce n’est pas qu’elles se sont effacées. La seule chose qui n’y est plus, c’est l’angoisse ! ». Au fond, une analyse, c’est ça. Nos ruines sont toutes là, mais ce qui n’est plus là, oui, ça peut arriver de s’angoisser parfois, mais c’est une angoisse contingente, ce n’est pas cette angoisse qui vient de notre fantasme, de notre impossibilité de répondre au désir de l’autre… Ce qui n’est plus là, c’est l’angoisse.

V.C. : Et le désir a pu prendre sa place. Exactement ! C’est très joliment dit, on voit bien ça quand on te voit, quand on t’entend. Mais explique-moi pourquoi tu dis que tu n’es pas une parleuse. C’est quoi, ça ?

C.M. : Je n’aime pas parler en public, c’est une chose qui me donne beaucoup d’anxiété. Quand je parle, il y a toujours un moment où la voix se casse, et cela a été vraiment l’angoisse pendant des années et des années. Je me souviens un jour que mon analyste et moi, nous étions dans l’avion pour aller à une rencontre à Rhodes où il y avait Jacques-Alain Miller, une rencontre sur les CPCT. Nous étions tous, les Romains, dans le même avion, on bavardait, on s’amusait. Tout d’un coup, il a placé là une phrase : « Ah mais toi, toi, tu dois sortir la voix ! ». Je l’ai détesté à cet instant. Je me disais : mais comment peut-il dire ça ? On est dans cet avion, en train de s’amuser, on n’est pas en train de faire une séance, mais ça a été une manœuvre azzardosa, hasardeuse, de mon analyste qui a touché un point qui était pour moi très… Encore maintenant, je pense qu’il y a eu là, avec toi, un moment où ma voix s’est cassée. Moi, je l’ai senti. Je ne sais pas si cela s’est entendu. J’ai demandé souvent à mes collègues : Si è sentito che mi si è rotta la voce ? Ils m’ont toujours dit : No, non si è sentito niente.

V.C. : Là, je n’ai rien senti, moi, je n’ai rien entendu.

C.M : Pour cette raison, je préfère écrire, j’ai toujours préféré écrire. Oui, c’est peut-être une façon de rester un peu en cachette. C’est vrai pourtant qu’en écrivant, on peut aussi dire des choses fortes, des choses qui nous dévoilent. Donc c’est une cachette un peu particulière.

V.C. : Quand j’ai fait la passe, et que je n’ai pas été nommée, ce qui d’une certaine façon a été une chance, j’ai eu quelque chose qui, pour moi, qui ai fait beaucoup de chant, m’était souvent arrivé, de manière symptomatique : j’ai perdu la voix. Il y a quelque chose dans la voix qui est très puissant. Je lisais encore ce que Miller disait dans L’Être et l’un concernant le fait que Lacan n’était plus là pour soutenir de la voix les évidences qu’il construisait pour nous, ce qui fait que Miller nous prend par la main. Y’a du corps.

C.M. : Absolument, absolument !

V.C. : Je comprends très bien ce que tu dis avec l’écriture, et après avoir lu Bleu cobalt en français, je vais le lire en italien, parce que cela me plaît beaucoup d’entendre ce qui s’est perdu [ce qui s’est perdu, ce qui a perduré]. C’est ça qui m’intéresse dans la traduction, c’est ce qui se perd, ce qui rate à se dire. C’est comme quand tu écris, et que tu ne te souviens plus tout à fait de la phrase que tu as écrite. Est-ce que cela t’est déjà arrivé de lire un texte que tu as écrit et de ne pas te reconnaître, de ne pas reconnaître ce texte comme le tien ?

C.M. : Ça m’est arrivé, oui, mais je ne sais pas si je le dirais comme cela. Ça m’est arrivé avec des textes de psychanalyse, là oui. Ce que j’ai éprouvé avec mes quatre livres, c’est un détachement total plus que le fait de ne pas me reconnaître. C’est-à-dire que je me reconnais, mais avec un détachement surprenant, ce qui m’a permis aussi de dire de ce livre-là qu’il n’est pas mal, d’être plus critique avec tel autre. Le détachement, oui, exactement.

V.C. : Quand tu parles de tes livres, et du détachement, j’ai toujours aimé cette équivoque en latin entre les liberi (les enfants), et les libri (les livres). C’est vrai que c’est souvent très compliqué de se détacher d’un enfant. D’abord on ne sait pas qui est cet enfant en nous, et puis il devient un tyran parce qu’il est plus important que nous. Et notre vie est clouée à la sienne, et puis un jour, il faut se détacher de lui. Ces quatre livres qui sont les tiens, sont-ils comme des enfants ?

C.M. : Tu as mentionné l’équivoque entre liberi et livres, et il y a en ce moment à Rome un festival de littérature qui s’appelle : Piu libri, piu liberi. En italien ça équivoque aussi avec liberi (libres, non esclaves). C’est une hystoire de lettre ! Mais pour revenir à la voix, l’écriture, être un peu en cachette, bon il y a ici pour moi un lien : une sorte de solution qui accroche l’écriture et la voix, à travers une recherche, ou plutôt une reconnaissance de la sonorité. Parmi les lecteurs de mes livres – il y a n’a pas beaucoup ! – ce sont d’ailleurs souvent les poètes qui les apprécient, c’est cela qu’ils retrouvent : la sonorité, une sonorité qui touche le corps. Et il y a là, je ne sais pas, une façon de récupérer quelque chose de cette voix qui fait beaucoup d’efforts pour sortir. En même temps, je disais que c’était une solution, mais il ne s’agit pas d’une voix qui vient à la place de la voix qui ne sortait pas. Je dirais là que c’est une voix un peu trouée… Dans ma passe j’ai parlé d’un « raclement de voix au fil de l’os », la voix c’était ce qui tombait de l’idéal paternel – sa voix qui s’était cassée, qui avait raclé un jour de mon adolescence, quand je l’ai vu faible, et moi en pleine rébellion… -, la voix qui se détache, objet de jouissance traversé, troué par l’expérience analytique.

V.C. : Un peu fêlée ?

C.M. : Un peu fêlée, un po’ afona (un peu aphone). D’ailleurs on écrit, et on n’entend pas la voix. La sonorité, quand on écrit, et lorsqu’on lit ensuite à voix haute, ça permet alors d’entendre quelque chose. Je dirais plus, on entend quelque chose qui n’est pas vraiment la voix, mais le corps. C’est la raison pour laquelle j’aime beaucoup quand un poète, ou une poète, lit ses propres vers et qu’il n’a pas forcément la belle diction que peut avoir un acteur ou une actrice. Ma fille, actrice, lit très bien, mais je trouve qu’elle a un don particulier qui est un trait qu’elle a pris de son père : elle n’a pas la voce impostata, elle ne s’appuie pas trop sur l’intellect. Il y a des acteurs qui intellectualisent trop le texte, la lettre, et le son se perd, se perd la couleur de celui ou celle qui a écrit, et on perd le fait que l’écriture, surtout dans la poésie, est la transposition mystérieuse d’une sonorité du corps. On pourrait dire, peut-être, que l’on écoute ce que la voix nous apporte de la lettre qui nous a marqués. Un acteur devrait être toujours sensible à ça.

V.C. : Quand un petit enfant voit quelqu’un lire, il est très étonné, il ne comprend pas le rapport entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Pour moi, c’est très difficile d’entendre quelqu’un lire. Parce que ce que j’aime, quand je lis, c’est d’entendre ma voix, parce que je ne l’entends pas, je ne lis pas à voix haute. Mais c’est comme quand on entend quelqu’un, on n’entend en fait que la résonance dans ses osselets, dans ses propres oreilles… Et je suis toujours surprise par la différence entre ce qui s’entend et ce qui se dit. Si quelqu’un dit un texte que j’ai sous les yeux, j’ai l’impression d’avoir un écho dans le corps. C’est ce que disait Lacan à propos du dire, qui n’est pas forcément ce qui s’est dit.

C.M. : Non, tu as raison, c’est ce qui est derrière, c’est le non-dit derrière le dit qui ressort.

V.C. : C’est pour cela que ce qui est intéressant, c’est la façon dont tu peux parvenir à bien dire. Et on verra comment tu ressens le texte une fois écrit, parce qu’on peut, en entendant le son de ta voix, ne pas entendre ce que tu dis. (Ha !) Lacan le disait bien, qu’il ne voulait pas faire obstacle avec son corps et sa voix à ce qu’il avait à dire.

C.M. : En effet, ma peur de parler, maintenant beaucoup moins, évidemment, était due à l’idée que l’autre pouvait entendre les bêtises que je disais. Il pouvait entendre des choses qui n’avaient aucun intérêt, qui étaient mal dites, mais surtout il pouvait entendre mon corps. Mal dites, c’est pas mal ! Oui, malédiction ! (rires)

V.C. : Je me permets de revenir à ce qui m’a donné envie de parler avec toi : quand Lacan dit que les femmes ne disent rien de la jouissance, quand toi tu dis que la voix est trouée – tu dis qu’elle n’est pas toute, que ce n’est pas une voix pleine –, pourrait-on dire que la maternité, qui n’est pas tout dans la féminité, te détourne de la féminité ? Tu as traversé, ta mère, ta grand-mère… Mais tu as parlé des hommes de ta famille, pas tellement des femmes ! On n’en parle pas, des femmes…

C.M.: (rire) Là, c’est tout un chapitre ! Je me souviens des premières séances avec mon analyste. On peut dire le nom de l’analyste ? Bien sûr, on dit ce qu’on veut. Antonio di Ciaccia, à la troisième rencontre, me dit : « Mais ton problème, ce sont les femmes de ta famille ! » (rire). Il a dit ça après que je lui eus parlé de ma grand-mère paternelle, en particulier, qui était un personnage ! Un grand médium, très très belle, et avec un humour incroyable. Mais ça c’est une autre hystoire. Et puis en effet, en plus, ma descendance est toute au féminin, sauf pour un arrière-petit-fils qui est mâle. Mais sinon, j’ai deux filles, trois petites-filles, un arrière-petit-fils et une arrière-petite-fille. Les hommes, ça a été compliqué, pour la plupart de nous. Disons que pour une fille et une petite-fille, c’est plus tranquille, non : ça va vraiment bien ! On peut dire que c’est une famille où on a bien connu le ravage. Et donc écrire, je pourrais dire que ça été, tout au moins au début, et je l’ai découvert petit à petit, une façon de travailler encore sur ça, par rapport au ravage maternel, au ravage mère/fille, des diverses générations, et de travailler sur la copie de ce ravage, qui est le ravage avec l’homme. En fin, écrire : travailler avec les restes, avec le reste que l’on est et, finalement, le détachement dont on parlait.

V.C. : C’est très bien dit, la copie de ce ravage. J’entends encore une de mes filles me dire, alors que j’avais les mains sur le volant : « Quand même maman, mon problème, c’est toi ! », profitant que j’aie les mains occupées.

C.M. : Tu conduisais tout droit, quand même ? (rire).

V.C : Oui, et j’ai éclaté de rire, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Mais quand une fille peut se rendre compte que son problème, c’est elle, toujours elle, et qu’il s’agit toujours, un par un, une par une, de le traiter, ça va mieux. Je trouve qu’il y a quelque chose de joyeux chez toi. Certes, tu parles du ravage. Je peux imaginer que l’on n’arrive pas au fil des années et de la vie sans avoir traversé des épreuves. Mais cette joie, comment l’as-tu trouvée, où l’as-tu trouvée, à côté de l’analyse ?

C.M. : Euh… à côté de l’analyse, oui, mais laissons de côté l’analyse. J’ai un côté comique – côté, côté, côté…–, et j’allais en parler avant, à propos de la voix, ça m’est venu en tête. J’ai eu des difficultés à parler en public, bon, mais, cependant, je faisais le pitre, la buffona, en classe, dans les soirées, et encore maintenant. Je suis celle qui fait rire, ce qui est un peu paradoxal au fond, parce que je n’ai pas une tête de bouffonne, j’ai plutôt un petit côté, maintenant beaucoup moins, mais j’ai eu un petit côté mélancolique. Je fais des boutades, je trouve toujours quelque chose qui est derrière, che si risvolta dal tragico al comico (qui passe du tragique au comique). En même temps, j’ai toujours le sens de la tragédie ! (rire).

V.C. : Ce ne serait pas drôle, que de la comédie ! Normalement, il faut trois tragédies avant de terminer par une comédie.

C.M. : (rire) Oui, exactement. Je ne sais pas si ça vient de là, ou je crois aussi, du fait que je me dis qu’il faut aller de l’avant, bisogna andare avanti, qu’il faut continuer. On vit dans un monde… N’en parlons pas maintenant, je pleure un jour sur deux… Cette histoire de la guerre me fait pleurer, il n’y a pas de mot, c’est monstrueux, c’est terrible. Et en même temps, je me dis : et nous, on continue, on continue à vivre, et ça me fait rire, ça, ça me fait rire parce c’est ridicule. Oui, c’est ridicule ! Nous sommes ridicules !

V.C. : Tu vois, quand Miller parle de la position de l’amoureux, et qu’il dit que l’amoureux est toujours ridicule. Il y a quelque chose de ça qu’on sent. (È vero) Et c’est tant mieux que tu puisses être ridicule, parce que sinon, tu es un guerrier. Le choix est peut-être par défaut, mais si on arrive à en faire un choix principal, accepter d’être ridicule, soutenir son propre ridicule, c’est Baubô, tu sais celle qui a réussi à faire rire Déméter alors que celle-ci pleurait la perte de sa fille. (Si, si !) Qu’est-ce qu’elle fait, Baubô ? Elle lève sa jupe, et montre qu’elle n’a rien, là. Et je trouve que ça, peut-être, on peut le dire.

C.M. : Et ça, ça ramène au rapport entre femmes. Parce que, entre femmes, c’est presque automatique, on est tout le temps à faire ça entre nous (elle fait le geste de Baubô), à nous montrer qu’on n’a rien, ça nous fait rire (rires).

V.C. : Oui ! Effectivement, comme dans ce très beau film, La source des femmes1, qui montre le déclenchement par un événement tragique – une femme enceinte tomber en allant chercher de l’eau à la source – comment les femmes parlent et rient entre elles, du sexe, des hommes, et c’est ensemble, comme à Athènes avec Lysistrata, qu’elles décident qu’elles ne veulent plus de cela. Ça consonne aussi avec un féminisme qui pourrait être joyeux, en s’appuyant sur son ridicule.

C.M. : Magari ! (Et comment !) Le féminisme peut être pesant, totalitariste, fondamentaliste. J’ai une certaine difficulté avec le féminisme. J’ai des collègues qui sont peut-être plus politisées, che vengono dal feminismo storico (qui viennent du féminisme historique), je le dis en italien, verso il quale (envers lequel) j’étais toujours un peu marginale. Mais bon, j’étais marginale aussi pour des raisons personnelles, subjectives. Je ne dis pas que c’était bien d’être marginale à ce moment-là. Mais il m’est arrivé l’autre jour…

V.C. : Je te laisser poursuivre, mais juste ce point de marginal, je trouve que c’est ta position, et c’est tant mieux, qu’il y en ait au moins un(e) qui ose ne pas marcher au pas avec tout le monde.

C.M. : C’est Lacan qui disait que les femmes sont pleines de marges, je ne sais plus où, mais il le dit (C’est très joli). C’est arrivé, juste avant la journée du 25 novembre contre la violence, qu’une jeune fille, je ne sais pas si tu en as entendu parler, en Italie on ne parle que de ça, et il y a eu l’enterrement hier matin, il est arrivé qu’une très très jeune fille soit massacrée par son ex-fiancé. Elle avait seulement dix-sept ans. Cet événement a été pour les jeunes si incroyable que Giulia est devenue une sorte d’icône. C’est autour d’elle que s’est constitué, ou amplifié, le mouvement contre la violence qui dès ce moment agglutine beaucoup de jeunes, des lycéens, des jeunes des écoles moyennes, et beaucoup d’hommes. Lors d’une réunion d’équipe au Consultorio il Cortile, dans lequel je travaille, on a parlé de cela et, comme toujours, on a parlé et mis en cause le patriarcat. J’ai dit que bon, d’accord, mais que l’on ne peut tout mettre sous l’ombrello du patriarcat, ni tout résoudre avec le féminisme. Il faut, en tant que psychanalystes, faire passer l’idée que l’on ne peut pas mettre tout à la charge du patriarcat, et encore, il faut voir ce que ça veut dire, patriarcat. Il faut également pouvoir reconnaître des signes de malaise psychique, parce que sinon tout ce qui arrive d’affreux, de monstrueux dépend du machisme, du fait du patriarcat – qui pourtant en Italie est très fort. Il faut pour cela travailler avec les enseignants, avec la police…. On doit pouvoir faire passer qu’il y a des signes qui peuvent dire quelque chose sur la possibilité d’un passage à l’acte pour des raisons de structure du sujet, patriarcat ou non.

V.C. : Il a bon dos, le patriarcat ! C’est pratique !

C.M. : Oui, exactement ! C’est facile. Nous, nous devons travailler d’un autre côté. Les féministes font leur travail, d’accord. Mais on doit faire passer le mot qu’il y a un malaise qui a à voir avec l’Autre qui n’existe pas, le symbolique qui est complètement défait, etc. Au-delà du diagnostic psychiatrique. Alors, quand j’ai essayé de dire ça, il y a eu une sorte d’irrigidimento (rigidification) de quelqu’un parce que j’étais perçue comme celle qui faisait une critique du féminisme, et qui soulignait le fait que pas tout devait être mis au compte du patriarcat.

V.C. : Magnifique ! Est-ce qu’on pourrait dire que « Pas-toute » pourrait être le titre de cette conversation ?

C.M. : Si !

V.C. : Tu représentes ce « Pas-toute », tu l’incarnes physiquement, dans la voix, dans le pas-toute d’accord. Es-tu d’accord qu’on s’arrête là ? Merci beaucoup pour cette conversation qui m’a enchantée.

C.M. : Très bien, je suis d’accord. Et merci à toi, Violaine !

 

Notes:

  1. La source des femmes – Bande-annonce

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