Le petit dernier

V.C. : Merci Nicolas Schmaeh1 d’avoir accepté cette conversation pour notre blog, le Virus de la psychanalyse, né justement avec le COVID.

N.S. : Avec plaisir !

V.C. : Et en plus, avec plaisir ! une conversation comme je te l’ai dit, à bâtons rompus, sur ce que tu as envie de dire, en réponse, ou à côté, puisqu’on ne répond jamais vraiment, à ce que je vais te demander. Une conversation a toujours quelque chose d’une histoire d’amour, donc quelque chose qui tombe un peu à côté de la plaque… Ce qui m’a touchée, lors de notre rencontre, outre les tableaux que tu as exposés, c’est que tu m’as dit de ce qui t’est arrivé durant le COVID, dans l‘institution. C’était en hôpital psychiatrique, c’est juste ?

N.C. : Les dernières années, c’était plutôt avec des personnes en situation de handicap adulte sévère, comme on dit aujourd’hui. Avant, on disait des handicapés, des IMC. J’ai travaillé avec eux 22 ans, avec des gens qui, parfois ne pouvaient pas du tout parler.

V.C. : C’est ce qui m’a semblé très intéressant, puisque tu as une clinique que peu d’entre nous avons. Et donc, pendant le COVID, tu as ressenti, dans ton lien au travail, aux autres, quelque chose qui m’a intriguée par la manière dont tu en parlais. On commence par quoi ?

N.S. : Eh bien, on commence par le début. Le début, c’était l’annonce qui s’est fait par l’annonce par les médias, avec ces images, ces portes soudées, ces films… C’étaient des images pas forcément en continu, mais répétitives. C’était comme une information qui allait nous être transmise. Mais nous, on conjurait le sort, en se disant que ça allait rester en Chine. Nous étions tout-puissants, nous visions en Suisse, et donc nous n’étions pas concernés…

V.C. : Puisqu’on le voulait, ça devait rester là-bas !

N.S. : On faisait confiance à notre système, à nos valeurs. On était différents, au-dessus de tout ça !

V.C. : Et puis, on a des frontières ! Comme avec Tchernobyl, le nuage n’avait pas traversé.

N.S. : Entre autres ! Et puis ça concerne les autres, pas nous ! On n’était pas concernés. Quand ça a commencé avec l’Italie, alors ça a été une autre histoire, parce que l’Italie, c’est à côté, et puis, les mesures qui ont été prises par les Italiens, ce n’étaient pas les nôtres. Ils ont choisi un autre moyen de maîtriser le virus : ils ont fermé les routes, les accès…$

V.C. : Oui, c’est juste, ils ont cru que ça passait par les routes…

N.S. : Par la circulation des gens …

V.C. : Et après on a vu ça par l’impossible dernier voyage des corps (des cadavres) qu’ils n’arrivaient plus à acheminer vers les funérariums. C’était terrible…

N.S. : Oui, les trajets, les voies de communication… Et tout d’un coup, c’est arrivé en Suisse. Il fallait réagir rapidement, prendre des décisions, des mesures, réagir. C’est là qu’est arrivé le mot : plan de protection. Il fallait mettre en œuvre des plans de protection au niveau de la population, des institutions, des écoles etc… On a fermé les écoles, on a laissé les enfants à la maison. Il ne fallait plus de contact. C’était compliqué pour moi, dans ma tête. Je n’avais pas tous les éléments, bien sûr, pourquoi les aurais-je eus ? On entendait que c’étaient les enfants qui étaient vecteurs, qu’il fallait s’en protéger. On laissait entendre que les enfants égaient porteurs du virus, et donc, le mot est dur, qu’ils étaient peut-être de futurs tueurs.

V.C. : C’était ça ! Je me suis sentie d’un coup un vieux schnock à protéger, et mon dernier petit-fils n’avait pas le droit de s’approcher de moi. Je l’ai pris du bon côté, mais j’ai pensé que c’était terrible pour lui, qui a, du reste, mis très longtemps avant de me faire la bise…

N.S. : C’est ça ! Donc ça a fait une séparation, entre d’un côté les enfants, qui rentraient à la maison, et les parents, qui ont dû se mobiliser pour trouver une solution pour garder les enfants. Dans un premier temps, les garderies et les crèches ont toutes fermé (c’est juste !) Heureusement qu’on oublie un peu certaines choses, mais ce sont ces détails-là qui m’ont le plus impressionné, marqué. Dans ce sens que les enfants, qu’on dit être l’avenir, devenaient tout à coup des tueurs. L’avenir était tueur. C’était difficile pour moi, c’était un paradoxe. J’avais une connaissance qui avait des enfants en bas âge, et ça m’a frappé. Et même avec les collègues, qui avaient des enfants en bas âge, les relations n’étaient plus tout à fait les mêmes, parce qu’ils devaient protéger leurs enfants, et ils devaient venir au travail. En plus de ça, on parlait dans ce même laps de temps de la nécessité et de l’urgence de trouver un vaccin.

D’un côté, ce n’était pas plus mal, ce ralentissement de la vie professionnelle, où tout s’était ralenti d’un seul coup. Il faisait beau, à ce moment-là. On l’oublie, hein ?

V.C. : Oui, le ciel était bleu, sans une marque d’avion dans le ciel…

N.S. : Et il n’y avait pas de pluie en discontinu, ni de choc thermique avec le froid, donc c’était invisible. D’une certaine façon, c’était plutôt bien, parce que, étant donné notre travail, nous pouvions circuler, il n’y avait pas de restriction par rapport au transport, donc les routes étaient libres. Moi qui suis amateur d’anciennes voitures, c’était plutôt bien, cette liberté de circulation. La route était libre : je paie mes plaques, je paie mes assurances (rire)… Mais en même temps, ce qui a commencé à me stresser, c’est qu’on ne savait pas où ça allait, ni jusqu’à quand ça durerait. On parlait des masques : heureusement que, dans un premier temps, j’avais un petit stock de masques, à titre préventif. Ensuite, c’était la cerise, la récession : il n’y en avait plus. Les prix s’envolaient. Certaines personnes se sont fait beaucoup d’argent sur le malheur, on a vu ce qu’était la solidarité…

V.C. : C’est-à-dire qu’avant, tu croyais qu’on était solidaires ?

N.S. : Un peu plus ! Oui, c’était dans mon imaginaire, je ne me posais pas ce genre de question. Parce que je me disais que tout était à disposition, qu’on ne manquait de rien… On a critiqué ces gens qui ont pris du papier de toilette pour 6 ans, mais je me suis dit que c’était normal : quand les gens travaillent, ils ont beaucoup moins besoin de papier de toilette, puisqu’ils font leur besoin sur leur lieu de travail. Donc quand tout le monde est à la maison, on en consomme… (rire)

V.C. : C’est un fait que je me souviens d’avoir été fascinée en croisant des gens très bien dans a rue, avec des monceaux de PQ. Et puis, c’est la moutarde qui s’est mise à manquer… Je suis encore aujourd’hui très surprise de ce qui, pour nous, est de l’ordre du détail, alors que pour beaucoup de gens qui vivent dans des lieux en guerre, u des lieux qui manquent de beaucoup de choses, ce ne sont plus des détails.

N.S. : Et tous ces détails accumulés faisaient l’ordinaire des conversations quotidiennes. Les seules conversations tournaient ensuite autour du vaccin : on espérait qu’ils en trouvent un rapidement, et puis on a trouvé qu’on l’avait trouvé dans un temps très court… Et puis il y a eu les complotistes, à tort ou à raison, je ne juge pas… Mais en parlant de complotiste, je le deviens… Et puis, c’était WhatsApp qui fonctionnait à fond, on s’envoyait des bêtises, on se moquait des autres, on dédramatisait en tentant de rire et de faire rire.

V.C. : Nous avions reçu, dans la famille, la tâche de réaliser des copies d’œuvres d’art, untel se déguisant en Joconde, un autre en Jeune fille à la perle… et à faire des skypéros. Ça a été de grands moments de rencontres…

N.S. : Avec ces apéros, les relations se sont également modifiées. Et puis, il a fallu vacciner les gens : c‘était difficile pour moi parce que, fondamentalement, j’estime qu’on ne peut obliger personne. On peut inviter, mais en aucun cas obliger. En tant que responsable de gens qui ne peuvent pas décider eux-mêmes, j’avais la chance qu’il y ait des curateurs, des tuteurs, des parents, qui devaient se prononcer sur la question du vaccin. Il y avait un formulaire à remplir, un questionnaire de consentement. Une équipe mobile est venue vacciner. Et il y avait les non-vaccinés. Dans un premier temps, on n’en parlait pas trop. Mais il fallait trouver un moyen pour diminuer le nombre des non-vaccinés. C’était difficile de dire qu’il y avait un pourcentage de non-vaccinés dans son institution. Ainsi dans certain établissement ou institution, il y avait des personnes qui ont fait le choix de porter un Pin’s pour indiquer leur statut vaccinal, …) Cette petite marque indiquait de fait qu’on était solidaire. Ce n’était pas une question morale, d’être vacciné ou pas, mais c’était quand même une marque de solidarité.

V.C. : C’est aussi l’époque du slogan repris par Alain Berset, conseiller fédéral responsable du département de la Santé : aussi vite que possible, et aussi lentement que nécessaire.

N.S. : Je ne sais pas qui a eu l’idée de ce slogan, mais moi, il ne me faisait pas rire. Je le lisais comme une menace : tôt ou tard, tu seras vacciné tôt ou tard, tu seras covidé…pour moi, il avait une deuxième lecture, question de perception. On n’y échapperait pas. La foudre en a touché certains, et parmi ceux qui en sont sortis, certains en ont été frappés gravement dans leur santé, parfois marqués à vie. Ils ont frôlé la mort. Et certains ne se sont jamais réveillés de leur coma.

V.C. : Le fait même qu’aujourd’hui on ait oublié, qu’on en rie presque, montre à quel point l’être humain a de la chance d’être capable d’oublier, parce que sinon…

N.S. : … on déprimerait toute la journée.

V.C. : C’est aussi ce qui me frappe avec les solastalgiques, qui ne peuvent vivre avec cette idée de la fin du monde.

N.S. : C’est la première nécessité pour un humain, de ne pas être touché dans sa santé ni privé de ses affaires, de son confort… Moi qui devais prendre des décisions pour les autres, parmi lesquels le personnel, j’essayais de trouver la moins pire des solutions, en tenant compte du fait que des personnes refusaient d’être vaccinées.

V.C. : Avez-vous eu des personnes qui sont mortes ?

N.S. : Non, j’ai eu cette chance, si on peut dire, bien que ce ne soit pas une victoire, de n’avoir pas eu à subir ça. Tant mieux, et cela tient aussi à la configuration architecturale de l’institution. De ne pas être tous dans un même bâtiment, comme on a vu que ça a été terrible dans certains EMS, ou dans d’autres pays, la configuration des lieux a fait que cela permettait à la circulation des personnes un certain espace, probablement…

V.C. : On verra si les architectes tireront des conséquences de cette expérience. Je ne sais pas s’il existe déjà des groupes de travail qui planchent sur cette question. Pour ta part, c’est surtout la question des discours qui t’a frappé. Quel enseignement retires-tu de ce moment ?

N.S. : Le premier enseignement, c’est que j’aie eu des personnes non vaccinées, et que je n’ai pas incité à ce qu’elles se fassent vacciner. Cela me donnait plus de travail, puisque je devais faire les tests quotidiens, qui me prenaient pas mal de temps. Il y avait une double fracture entre vaccinés et non vaccinés : certains se faisaient vacciner pour pouvoir sortir, aller au restaurant, dans les magasins, prendre l’avion, alors que d’autres se faisaient vacciner pour leur propre protection, et peut-être un peu pour celle des autres. Les non-vaccinés, je ne les jugeais pas, mais je les traitais différemment, selon que certains disaient que c’était du complotisme, d’autres disaient que c’était par respect d’eux-mêmes, de leur corps, par conviction intime, ce qui ne me regardait pas. En fait, j’avais quatre catégories, et les comportements et les propos tenus durant cette période difficile m’ont parfois heurté. Ainsi les insultes et les remarques désobligeantes que je recevais, parce que c’était moi qui appliquais les directives de l’office fédéral de la santé, et par la suite celle du service du médecin cantonal, que je n’avais pas à discuter.

V.C. : Tu parles d’insultes, mais de quel genre ?

N.S. : Des grossièretés : tu m’emmerdes, tu fais chier, va te faire foutre, va caquer avec tes masques

V.C. : Sérieux ? Des gens qui ont la charge de personnes handicapées te parlaient comme ça, à toi ?

N.S. : Alors là, il n’y avait plus de frontières. C’était un rapport duel, frontal. Il n’y avait plus de respect, ni de la profession, ni de la personne.

V.C. : Les semblants sont tombés.

N.S. : Exactement, c’était : bas les masques ! Et je me suis dit qu’on y était, que j’étais face à des personnes que je croyais être des êtres humains, avec leurs limites, leurs problèmes à eux, leur identifiant sociétal qui ne fonctionnait plus. Ils avaient peur de mourir, la peur de la mort dans leur entourage, rien de positif dans les médias, on n’y parlait pas des abeilles ni des fleurs, on ne parlait pas de politique… On était en survie, on ne savait pas quand ça allait s’arrêter. C’est là que j’ai commencé à faire une différence dans mon entourage entre les gens, dans le milieu professionnel d’abord, et puis, dans mon milieu. J’ai pris personnellement ces insultes, tout en me disant que je les comprenais. J’avais un peu d’empathie pour eux.

V.C. : N’étais-tu pas un peu trop empathique ?

N.S. : Peut-être, sur le moment. Et après, je les ai envoyés se faire cuire un œuf, tchaô bonne, j’ai mis de la distance.

V.C. : Avant, tu étais quelqu’un qui ouvrait la porte à tout le monde !

N.S. : C’est ça ! Contrairement aux apparences, tant qu’on ne me marchait pas sur les pieds, c’était ok.

V.C. : Tu as découvert pendant cette époque la saloperie… chez l’autre. En as-tu découvert une partie chez toi ?

N.S. : Bien sûr. C’était que ces gens qui critiquaient toujours l’autre, qui cherchaient un bouc émissaire, m’insupportaient. C’est la faute à celui-ci, c’est la faute aux non-vaccinés, c’est la faute aux Américains, c’est la faute aux Italiens, aux Asiatiques, à mon voisin … Les parents, à juste titre, demandaient si le personnel était vacciné ou pas, mais tu n’avais pas le droit de dire, c’était une sorte de secret médical. Il fallait jongler avec tout ça ; certaines personnes n’en pouvaient plus, il fallait contrôler notre discours aussi.

V.C. : Dans une position comme la tienne, tu devais déjà contrôler ton discours avant…

N.S. : Bien sûr, mais là, c’était trois fois plus !

V.C. : C’est là que tu t’es rendu compte que toute parole qui sortait de ta bouche pouvait être virale.

N.S. : C’était harcelant : Mettez le masque ! mettez le masque, mettez le masque !

V.C. : Je me souviens des vannes que nous adressaient les élèves quand on leur disait de mettre le masque… Ça me faisait rire, mais toi, ça ne te faisait pas rire du tout…

N.S. : Non, moi, on me reprochait de n’avoir rien dit à celui-ci : Tu as vu, il n’a pas mis son masque, et tu ne lui dis rien ! Oh la la ! il fallait faire le policier. Après, j’ai aussi reçu des mots blessants : À part ça, tu sais faire quoi d’autre ?

V.C. : Là encore, tu n’avais pas l’habitude, toi ?

N.S. : Non, pas du tout…

V.C. : C’est donc la période où tu as découvert qu’on pouvait à la fois te traiter de harceleur, et te harceler. Quel âge as-tu ?

N.S. : 55 ans.

V.C. : Alors on peut dire que tu es un homme heureux, si tu as attendu cet âge pour connaître le harcèlement.

N.S. : J’ai aussi, comme tout le monde, été harcelé à l’école, qui ne l’a pas été ? Un petit peu… Heureusement ! Un prof qui m’a harcelé parce que je n’avais pas d’assez bonnes notes.

V.C. : Mais il t’a fallu cette période du COVID pour que tu te dises : Mais comment peut-on me traiter aussi mal alors que je fais mon travail ?

N.S. : Exactement ! Pour que ça se passe bien, qu’ils souffrent le moins possible, qu’ils soient privés le moins possible, que la vie soit agréable pour tout le monde. J’avais cette expression mécanique : mettre de l’huile dans le moteur ! J’aimais bien ça.

V.C. : Pour filer la métaphore, que dirais-tu que durant cette période, que les plombs ont sauté ? Y a-t-il encore des plombs dans les voitures ?

N.S. : Oui, dans les vieilles voitures à essence. Je dirais que le moteur a serré. Il a lâché, les pistons sont partis, les soupapes…(rires)

V.C. : C’est comme ça que tu vois la chose, et c’est ça que tu as peint.

N.S. : C’est un peu ça ! Et le pire, pour moi, c’était l’histoire du Pass Covid. C’est pour ça que dans un des tableaux, je le fais en couleurs. Parce qu’on a enfermé les gens. La seule manière de respirer, c’étaient les aérateurs, c’est pour ça que l’un d’eux, celui qui représentait l’usine, l’enfermement, avait trois trous. J’ai représenté le Pass Covid en couleurs parce que ça manquait de couleurs… C’était noir et blanc, c’était carré, et on était identifié par ces pixels qui nous disaient : c’est ça que tu es, tu es libre, ou tu n’es pas libre, tu peux, ou tu ne peux pas, tu es ou tu n’es pas.

V.C. : Et donc, tu as fait ces tableaux pendant cette période ?

N.S. : Alors, pendant la période, j’essayais d’imaginer reprendre la peinture. Ce qui était un peu difficile pour moi, c’était : avec quelles couleurs, comment je vais reprendre un peu plus la peinture ? Il me fallait une échappatoire à tout ça.

V.C. : Peinture que tu avais déjà rencontrée …

N.S. : Exactement ! J’avais déjà fait des expositions, il y a vingt ans.

V.C. : Et qu’est-ce qui fait que tu avais arrêté ?

N.S. : J’avais trois œuvres d’art qui grandissaient, les enfants !

V.C. : (rire de surprise) D’accord !

N.S. : Et après, la vie offre des opportunités, ouvre des portes, ferme des fenêtres. Et là, j’ai un peu plus de temps pour moi, c’est là qu’a lieu ce déclic. D’une certaine façon, c’était ma manière de tirer moi aussi le frein à main. Le respect de mon entourage était aussi difficile. Je devais accepter que les gens soient différents. Ma perception des relations n’était pas du tout simple : les gens avaient le droit de vivre pour eux-mêmes, de sauver leur apparence, de ne pas avoir leur nom cité au bas d’une page pour indiquer : vous êtes responsable de telle ou telle valeur. J’ai compris que les gens utilisent leur semblable quand et comme ça les arrange, donc j’ai fait un grand tri dans mon répertoire.

V.C. : Donc tu as fait un grand reset !

N.S. : Un reset incroyable ! Oui, dans cette vie, on ne peut pas vivre seul, mais là, j’ai redéfini mes priorités : qu’est-ce que l’amitié, avec qui voulais-je imaginer prendre un café, tout simplement ?

V.C. : C’est la question de l’amour dont on parait au début : boire un café avec quelqu’un, c’est avoir envie de parler avec lui ou elle… Et c’est une question d’amour, comme de demander à quelqu’un de vous passer le beurre. On suppose qu’il ne vous le jettera pas à la figure, rappelait Lacan. Sinon, on se lève et on va le chercher (rire) !

N.S. : C’est ça ! Une année avant d’exposer, en 2022, j’ai fait un tour à la galerie Trait Noir, et j’ai été reçu par Franz, la première fois. Il m’a redonné envie d’imaginer à nouveau, de me projeter un peu plus activement dans la peinture. J’ai commencé de petits essais, et puis, une année plus tard, j’y suis retourné, et là, la machine s’est emballée. Je fais désormais partie de Trait Noir, j’ai fait cette expo sur le COVID.

V.C. : Une expo étonnante, pour moi qui n’avais jamais vu les choses comme ça. Tu donnes à voir tout autre chose que cette pléthore d’images. C’est un traitement de ce qui s’est passé. Tout le contraire de ce flux d’images qui nous faisait vomir.

N.S. : Je partageais mon univers COVID à travers cette expo-là. C’étaient des cercles, derrière lesquels se cachaient le cercle professionnel des collègues, celui des résidents, le cercle familial, le cercle sociétal.

V.C. : Tous ces cercles sont-ils venus voir ?

N.S. : Oui, tous ! De parfaits inconnus aussi, j’ai beaucoup apprécié. Et pour agrandir le cercle, j’ai même fait des visites privées, pour ceux qui ne pouvaient pas venir et qui m’ont demandé. Ainsi cette visite à 22 h…

V.C. : Ce lieu, Trait Noir, c’est un petit bijou !

N.S. : En tout cas, un lieu qui prend les gens comme ils sont. On peut dire que ce n’est pas intéressant, mais ce n’est pas une salle d’attente aseptisée, aux murs lisses, parfaits. Ça me correspond, c’est ça la vie, rien n’est parfait, et c’est un lieu de vie, pas seulement un lieu d’exposition.

V.C. : C’est amusant que tu dises ça, je viens de faire une conversation avec un psychanalyste, Frank Rollier, qui est venu précisément dans ce lieu2, et Nicole Prin, une des âmes du lieu, avait fait un compte-rendu de cette journée3 qui a paru sur notre site. C’est l’ouverture de ce lieu qui m’intéresse, une ouverture à d’autres discours, là où pour toi, ce qui te plaît, c’est que ce ne soit pas parfait. Parfait, pour moi, c’est l’idée de l’achèvement, de la mort, le Perfectum. Ce discours visuel n’était pas nouveau pour toi. Aurais-tu aimé en faire profession ?

N.S. : Pas forcément, dans le sens que ça aurait été trop exclusif pour moi. J’aime bien faire différentes choses : j’aime l’écologie, j’aime les anciennes voitures, j’aime les plantes, j’aime bouger, j’aime les gens. Être toujours dans le même circuit, même dans la profession, non… Je ne me suis jamais ennuyé, par exemple, parce que j’aime explorer de nouvelles choses. Je m’intéresse à un domaine pendant un certain temps, puis je change ; ce n’est pas que je me lasse facilement, mais mon regard et mes croyances évoluent en même temps.

V.C. : Pour toi, ce n’est pas du tout gênant que ça reste temporaire. Mais là, tu es revenu, et quelque chose dans la peinture t’a permis de prendre de la distance avec ce qui t’était insupportable.

N.S. : D’avoir pu exposer de cette manière-là m’a permis de partager différemment avec les personnes, parce qu’il y avait au fond une grand solitude. Avec qui est-ce que je pouvais parler de la phase cachée de cette expérience qui a duré 36 mois ?

V.C. : C’est vrai que ça a duré longtemps. Tu avais l’impression de ne pouvoir en parler avec personne ?

N.S. : Ce n’était pas qu’une impression, c’était un fait. Lorsque j’en parlais, la personne en face ramenait logiquement son expérience traumatisante, son isolement, son anxiété, sa problématique à elle, parce que je lui aurai ouvert la porte en parlant du COVID. Ce sera : Moi je… Là, c’est moi qui ai fait, à ma manière.

V.C. : Et tu n’obliges personne, mais celui qui veut peut regarder…

N.S. : … il peut regarder, et poser des questions, si ça l’intéresse, ou pas.

V.C. : Et tu ne juges pas. (Non) J’ai été frappée par cette attitude peu commune, peu narcissique, tu ne cherches pas à ce que la terre entière te regarde et applaudisse. Quelque chose de très proche de ce qu’on propose, nous, dans un cabinet, un par un. Comme le disait Klakla4, il suffit d’un qui regarde. As-tu été surpris par les rencontres entre tes cercles, au moment de l’exposition ?

N.S. : Oui, et ce qui m’a surpris, c’est que les relations que j’ai avec ces personnes qui sont venues, c’étaient de bonnes relations. Je me suis réconcilié avec cette idée que ça existe encore. Il y a encore dans mon répertoire quelques personnes. On a le droit de critiquer, bien sûr, on a la liberté d’expression, la liberté de penser, mais lorsque ça devenait répétitif, c’était difficile à accepter.

V.C. Se sentir harcelé, c’est quelque chose que nombre d’êtres humains ne peuvent dire à personne. C’est étrange, mais il y a là quelque chose de fondamental et d’impossible à dire. Pour toi, c’est la rencontre avec Franz, avec cette galerie, qui t’a permis de donner à voir, une forme du dire. Pouvais-tu supporter que personne ne voie ton travail ?

N.S. : Bien sûr ! Ma plus grande satisfaction, ça a été, au moment d’entrer dans la galerie, le fait que ce soit accroché. Il n’y avait pas de signature sur les œuvres parce que j’ai laissé libre choix à Franz de les accrocher, pourvu qu’ils soient accrochés. Ils l’étaient, c’était parfait. J’’ai accroché, déposé, et c’était mission accomplie. Je pouvais me dire que j’avais abouti.

V.C. : Comme avec la voiture, tu ne savais pas du tout où ça allait te mener, mais tu as pris la route, et la voiture a tenu le coup.

N.S. : Elle a eu deux trois pannes quand même.

V.C. : Ah oui ? C’était quoi, les pannes ?

N.S. : Une panne, ça a été le dernier tableau. Je l’ai commencé fin mai et j’avais de la peine à aboutir, je le reprenais, et le reprenais encore. Je l’ai finalement lâché en lui disant : toi, tu m’énerves !

V.C. : Tu ne voulais pas que ce soit le dernier ?

N.S. : Je ne savais pas que ce serait le dernier. Entre deux, j’en ai fait d’autres, et…(rire) je dois vraiment rire, parce que je me suis dit tout d’un coup : il m’en faudrait encore un, le petit dernier, là, pour finaliser…

V.C. : Le petit dernier pour la route ?

N.S. : Voilà ! Un petit rond, et il est venu tout seul ! Les couleurs qu’on a mises, je dis on, parce qu’on était plusieurs en moi, les pensées qu’on s’est dites : je fais ci, je fais ça… les couleurs, le choix, la forme, na na na na na na… Bref, pour moi, c’était le début, enfin, la fin d’une période, et le début d’une nouvelle aventure, qui a déjà commencé, en fin de compte !

V.C. : On peut s’arrêter là ?

N.S. : On peut s’arrêter là.

 

Notes:

  1. On trouvera ici une visite de l’exposition des œuvres de Nicolas Schmaeh à Trait Noir, par Franz Maillard.
  2. « Ce qu’on fait et ce qu’on ne fait pas dans un CPCT ». (ASREEP-NLS web).
  3. « Présentation de la Conversation « Psychanalyse et Migration » ». (ASREEP-NLS web).
  4. « Le vide entre le tableau et le regard » (ASREEP-NLS web).